- Le Jeune Ahmed by Jean-Pierre et Luc Dardenne
Après trois films portés par des stars féminines du cinéma français (Cécile de France, Marion Cotillard, Adèle Haenel), les frères Dardenne reviennent à la formule qui les a révélés au monde: ils proposent de suivre à la trace un jeune garçon de la même manière qu'ils collaient aux basques de Jérémie Renier dans La promesse en 1995. Sauf que, dans Le jeune Ahmed, le personnage éponyme (Idir Ben Addi) ne se détache pas graduellement de la figure ogresque d'un père sans scrupules pour voler de ses propres ailes et accomplir le Bien quand celui-là incarnait le Mal. Ici, le père hante d'emblée le jeune Ahmed par son absence, et une figure paternelle de substitution a d'ores et déjà profité de cette plaie béante pour y semer la haine de l'autre (et notamment de la femme) au travers d'un islam dévoyé. Les Dardenne nous donnent immédiatement à voir un métis—que l'adolescence n'a encore ni élancé ni musclé—s'opposer à toutes les femmes de sa vie. À sa sœur aux mœurs par trop européennes, [End Page 194] à sa mère alcoolique dépassée par la rébellion butée de son fils, et à Inès, sa professeure, qui prône un islam modéré et qui l'a jadis aidé à surmonter sa dyslexie, il tourne le dos avant de tenter de commettre l'irréparable. Guidé par l'obsession de devenir martyr, Ahmed essaye en effet de tuer Inès, et de sa tentative (vaine) découle sa détention dans un centre pour mineurs. Ce qui intéresse ici les frères Dardenne, beaucoup plus que l'endoctrinement déjà montré par Philippe Faucon dans La désintégration (2011), ce sont les gestes et les attitudes qui en résultent. Comme dans Deux jours, une nuit (2014), le film repose sur un mécanisme de répétition quasi tautologique: les mots et les gestes (la prière, notamment) reviennent inlassablement, identiques à eux-mêmes. Cependant ces répétitions guidaient Sandra vers la lumière alors qu'elles enferment Ahmed plus avant dans sa prison obscurantiste et mortifère. Quant à l'amour qui permettait à Sandra de garder tant bien que mal la tête hors de l'eau, Ahmed y résiste farouchement, comme s'il se refusait à emprunter la porte de sortie vers la vie qui s'offre à lui. La fin du film présente l'avantage de son ouverture. Elle offrira aux adeptes de rédemption une lueur d'espoir. Aux autres, plus pessimistes, elle révélera la manifestation d'un opportunisme de dernière minute. Il faudra alors refuser de croire que s'efface si aisément la noirceur d'une âme que la haine s'est trop longtemps accaparée.