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  • L'élite sous la mitraille. Les normaliens, les mathématiques et la Grande Guerre, 1900-1925 by David Aubin
  • Caroline Ehrhardt
David AUBIN, L'élite sous la mitraille. Les normaliens, les mathématiques et la Grande Guerre, 1900-1925, Paris, Éditions Rue d'Ulm, « Figures normaliennes », 2018, 374 p. Préface de Claude Viterbo.

Avec L'élite sous la mitraille, David Aubin propose de mettre à l'épreuve de la réalité historique une vision communément acceptée de l'histoire des mathématiques en France pendant la première moitié du XXe siècle : le lourd tribut payé par les mathématiciens de l'École normale supérieure au cours de la Première Guerre mondiale aurait grandement pénalisé le développement des mathématiques en France dans l'entre-deux-guerres. Cette opinion, largement diffusée par les membres du collectif Bourbaki appartenant quant à eux à la génération normalienne suivante et se présentant volontiers comme laissés « sans maîtres » (p. 224), masque en effet un double phénomène qu'il revient à l'historien d'analyser. [End Page 134]

D'une part, malgré la popularité de cette thèse, les faits sur lesquels elle repose restent finalement mal connus. Certes, la Première Guerre mondiale a fait l'objet d'un nombre conséquent d'études, mais celles situées à l'échelle de l'École normale ou des mathématiques demeurent peu nombreuses. Qui étaient donc ces jeunes normaliens morts à la guerre? Quels étaient leurs domaines de recherche? Comment ont-ils vécu la guerre et comment sont-ils morts? D'autre part, cette « thèse Bourbaki », pour reprendre l'expression de David Aubin (p. 4), s'inscrit dans le cadre plus large de la mémoire de la Grande Guerre. Comment la mémoire du sacrifice des normaliens a-t-elle été construite, alors même que la guerre battait son plein? Selon quelles modalités la vie mathématique a-t-elle repris son cours? Quelles formes d'oubli cela a-t-il provoquées? Et, enfin, comment ce processus mémoriel, où l'idée de gâchis de talents que l'on aurait mieux fait de préserver joue un grand rôle, participe-t-il d'une construction de l'identité de l'École normale supérieure comme établissement d'élite?

Pour répondre à ces questions, David Aubin mobilise une grande variété de sources : archives de l'École normale supérieure et du ministère de la Défense, travaux scientifiques des normaliens morts pour la France, notices nécrologiques publiées par l'Association amicale de secours des anciens élèves de l'École normale supérieure, témoignages et correspondances, presse, etc.

L'étude est organisée en neuf chapitres. Après avoir dressé dans le chapitre 1 un tableau des (effectivement lourdes) pertes subies par les mathématiques et des traces mémorielles que ces pertes ont laissées, l'enquête se tourne vers les deux thèses historiographiques relatives aux mathématiques de l'entre-deux-guerres. D'abord celle véhiculée par le collectif Bourbaki, évoquée précédemment, et dont l'analyse montre ici tout à la fois les faiblesses et l'ancrage dans l'expérience vécue de la génération d'après-guerre, et en particulier dans le sentiment de rupture générationnelle qu'elle a éprouvé. Ensuite, celle de l'historien des sciences Paul Forman, selon laquelle les changements culturels induits par la guerre ont eu des effets sur le développement des sciences (plus précisément de la mécanique quantique) dans les années 1920. Mais, s'il s'agit dans les deux cas de rendre compte des conséquences du conflit sur les évolutions scientifiques, l'une comme l'autre préservent la « digue idéologique » (p. 42) élevée entre la science et la guerre dès 1918, consistant à dissocier les contenus scientifiques prétendument purs des usages dont ils peuvent faire l'objet. Le chapitre 3 propose ensuite de mettre la thèse Bourbaki à l'épreuve des chiffres en dressant un tableau comparatif des...

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