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Reviewed by:
  • Féroces infirmes by Alexis Jenni
  • Nicolas Lebourg
Alexis JENNI, Féroces infirmes, Paris, Gallimard, « Blanche », 2019, 320 p.

La guerre d'Algérie comme processus de radicalisation

En 1993, une analyse de la présence de la guerre d'Algérie dans la littérature française observait combien les livres à ce sujet étaient nombreux, mais peinaient aussi à rencontrer un public et s'avéraient pour l'essentiel liés à la mémoire personnelle de leur auteur20. Le roman d'Alexis Jenni, Féroces infirmes, n'est pas celui d'un témoin : l'auteur est né à Lyon en 1963. Néanmoins, comme son Art français de la guerre (prix Goncourt 2011), l'ouvrage s'affaire bien à une dialectique de l'histoire et des mémoires, en passant du Lyon de 2015, où un jeune homme endure son père grabataire au racisme éruptif, à la jeunesse de ce dernier. On suit l'initiation de ce Jean-Paul Aerbi, de ses débuts dans l'architecture au récit de sa radicalisation puis de sa guerre comme conscrit à l'Organisation de l'armée secrète (OAS) et finalement, tout espoir déçu, à la tentation du terrorisme néonazi. Cette biographie fictive est à la fois une représentation de la radicalisation et une réflexion sur la poursuite culturelle de la guerre d'Algérie après 1962.

Représenter la dérive fasciste

Le choix d'avoir un personnage principal tout à la fois attachant et néonazi est en soi singulier. L'originalité va même plus loin puisqu'il s'agit d'observer de l'intérieur un processus de radicalisation. La démarche est à mille lieues de celle de la série à succès des romans du Poulpe des années 1990, où les radicaux de droite étaient représentés en antagonistes absolus, définis par des convictions déjà forgées, avec pour vocation d'être défaits par le héros antifasciste ; si Jean-Paul Aerbi paraît abject une fois qu'il n'est plus qu'un infirme inoffensif, c'est lorsqu'il est un tueur qu'il nous est humain. Sa biographie traverse en fait les étapes du « voyage du héros » de Joseph Campbell21, hormis le fait que le personnage n'accomplit pas la dernière étape : améliorer le monde, une fois le héros revenu à la vie ordinaire.

Jamais le terroriste n'émet de propos racistes ou antisémites, même lorsqu'il participe à un groupuscule néonazi (alors que le chef du groupe profère des propos venant de personnages réels méconnus de cette mouvance, ainsi l'ancien collaborationniste belge devenu néodroitier Émile Lecerf). Le racisme verbalisé n'apparaît [End Page 241] qu'avec sa sénilité : c'est lorsqu'il devient incapable d'agir que ce discours lui devient nécessaire pour justifier l'orgie de violence passée. Le racisme est ici une forme socialisée de violence, venant légitimer les meurtres passés et à venir et, surtout, donnant sens à une France dont la chute de l'ex-empire aboutit à la diffusion tous azimuts d'un imaginaire postcolonial, d'une « idéologie sudiste » selon la formule de Benjamin Stora.

Aerbi ne se radicalise donc pas par racisme : il vient au racisme par échec stratégique de sa radicalisation. À cet égard, le roman décrit extrêmement bien comment la puissance du rejet de l'Autre est liée à celle de l'utopie autophile et organiciste. C'est par la jouissance d'appartenir au groupe que le jeune travailleur entame sa mue (« C'en est fini du troupeau, nous sommes le commando Hellequin, nous sommes sa mesnie, sa maisonnée, sa horde », raisonne-t-il). L'esprit de groupe forgé dans la guerre le prépare à sa transition politique, car c'est une guerre sans front, avec la possibilité constante que le civil soit un soldat ennemi, où tout est encerclement et syndrome obsidional. La représentation de la guerre d'Algérie n'est en effet nullement évacuée et donne à voir un maelström de feu et de sang, très loin des « opérations...

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