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  • Les écritures alternatives :faire de l'histoire « hors les murs » ?
  • Axelle Brodiez-Dolino* and Émilien Ruiz**

De la naissance de l'histoire comme discipline jusqu'à ces dernières décennies, la question de l'écriture a fait couler beaucoup d'encre. Elle a cependant surtout été envisagée sous l'angle des rapports entre histoire et littérature, et plus spécifiquement même entre histoire et roman. On trouvera bien sûr, dans ce numéro spécial du Mouvement social, quelques échos à ces débats sous forme de rappels, de prolongements et d'actualisations. Mais ce qui nous semble désormais mériter attention relève de tout autre chose : de transformations majeures du contexte et des formes.

Du contexte d'abord, fait tout à la fois, comme l'explicite Guillaume Mazeau, d'un « élargissement de l'audience de l'histoire » et d'une « augmentation de ceux qui en font »1, avec des conséquences patentes pour notre discipline ; d'une supposée crise de l'édition en sciences humaines et sociales ; d'injonctions scientifiques de plus en plus appuyées à faire de l'histoire « hors les murs ». C'est la question de la place et de l'influence, dans la Cité, des professions intellectuelles qui est ici posée.

Parallèlement, en réponse ou sans lien, les historiens se saisissent de façon croissante de formes d'écriture « alternatives2 », qui tantôt prolongent mais réinventent des familiarisations déjà anciennes (la bande dessinée, le documentaire sonore ou audiovisuel…), tantôt s'engouffrent dans les potentialités ouvertes par le Web depuis plus de deux décennies. Autant de pratiques qui étendent peu à peu les territoires de l'écriture historienne.

Ces deux types de transformations nous ont semblé poser à nouveaux frais la question que soulevait Claire Lemercier à propos de l'accès ouvert aux publications scientifiques, et qui peut être étendue à l'ensemble de nos travaux : « pour qui écrivons-nous ? »3. C'est donc à donner à voir ce [End Page 5] champ en labour, à montrer comment les historiens sortent aujourd'hui des « laboratoires, des archives et des bibliothèques4 », ainsi qu'à amorcer un retour réflexif et critique plaçant plus particulièrement la focale sur l'histoire sociale, que ce numéro double, publié à l'occasion du soixantième anniversaire de notre revue, est consacré.

Pour qui écrivons-nous ? Une question politique

Si les modalités d'écriture constituent un enjeu méthodologique, voire épistémologique, elles sont inséparables d'interrogations qui peuvent sembler plus prosaïques mais sont fréquemment décisives dans le choix des modes de diffusion de la recherche. Au-delà des expérimentations formelles ou esthétiques, c'est bien le rôle, dans la Cité, des professions intellectuelles qui est en jeu, et la question du public auquel s'adresse la profession historienne et de la façon dont nous aspirons à l'atteindre est éminemment politique.

« Crise de l'édition » et reconfigurations intellectuelles

Le constat semble entendu : après avoir connu de grandes heures, l'édition en histoire se serait effondrée. À l'appui d'une telle affirmation, le nombre d'exemplaires (tirages ou ventes) de quelques ouvrages est constamment mobilisé comme témoin d'un âge d'or désormais révolu : La Méditerranée de Fernand Braudel, le Montaillou d'Emmanuel Le Roy Ladurie.

Il faut toutefois prendre ce « discours de crise » avec précaution. D'abord, parce qu'une focalisation sur les seuls tirages et estimations du nombre de ventes d'ouvrages des années 1970 laisse de côté d'autres indicateurs du dynamisme de l'édition en sciences humaines et sociales. En outre, cette rhétorique de la crise de l'édition en sciences humaines et sociales (SHS) n'est pas elle-même sans arrière-pensées politiques. En 1982, dans un numéro de la revue Le Débat, Pierre Nora ouvrait le bal : « écrivez, on ne vous lira pas ». Pour l'historien, alors éditeur chez Gallimard depuis presque vingt années, les raisons étaient multiples : critique journalistique incompétente, auteurs qui ne se soucient pas de leurs lecteurs et ne se prêtent pas suffisamment au jeu...

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