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  • L'amour en guerre. Sur les traces d'une correspondance pendant la guerre d'Algérie par Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weidinger
  • Dominique Fouchard
Fabien DESHAYES et Axel POHN-WEIDINGER, L'amour en guerre. Sur les traces d'une correspondance pendant la guerre d'Algérie, Montrouge, Bayard, « Société », 2017, 328 p.

Tout commence dans une brocante parisienne, où deux sociologues, mus par leur attention aux « écrits de peu » (p. 9), découvrent une série de lettres, soixante-dix-neuf au total, que se sont échangées Bernard et Aimée au début des années 1960. Cette découverte marque le début d'une enquête passionnante que les auteurs mènent avec rigueur, et avec une émotion que le lecteur ne peut que partager, et qui vise à redonner présence à ce couple singulier de la France des Trente Glorieuses empêtrée dans la guerre d'Algérie. Bernard, fils d'ingénieur, et Aimée, fille de fonctionnaires [End Page 146] guadeloupéens, sont tous les deux instituteurs à Paris. Ils se rencontrent en 1959 et se marient en 1961, alors que Bernard entame son service militaire et rejoint les appelés envoyés en Algérie. Quelques semaines après son départ, Aimée découvre qu'elle est enceinte. Ils n'auront vécu au bout du compte que quelques mois ensemble, séparés d'abord par la guerre puis définitivement par la mort d'Aimée en 1962, qui décède après avoir accouché d'un enfant mort-né, sans que le couple n'ait pu se revoir. Leur échange épistolaire a ceci de particulier qu'il construit une relation somme toute récente qui n'a pas encore eu le temps de s'épanouir dans la vie commune. L'écrit contribue alors tant à la connaissance de l'autre qu'à l'expression d'un amour conjugal en devenir et d'une vie à imaginer ensemble.

Ce sont tout d'abord les choix narratifs faits par les auteurs qui donnent une grande puissance à ce livre. Les nombreux extraits de lettres sont enchâssés dans le récit que font les chercheurs, les mots d'Aimée et de Bernard s'entrelacent avec ceux des auteurs, donnant une fluidité à la lecture, une efficacité démonstrative et une proximité saisissante avec les époux séparés. Cette mise en récit raffinée témoigne par ailleurs de la qualité scientifique de l'enquête menée, qui ne cache rien des doutes et des interrogations non résolues auxquels sont confrontés les chercheurs et qui entraîne avec bonheur le lecteur dans les « coulisses de l'enquête » (p. 11). On le sait, les correspondances, en particulier celles des temps de guerre, objets de nombreux travaux de sciences humaines et sociales, ne peuvent à elles seules constituer une remontée d'un temps révolu. Les auteurs convoquent donc de nombreuses sources pour les éclairer, leur donner sens, pour tenter de combler les vides et les silences. Ainsi en est-il de l'utilisation de témoignages d'anciens appelés d'Algérie, des dossiers militaires, de ceux de l'Éducation nationale, de la MGEN et de la Sécurité sociale, des dossiers de succession, des articles de presse ou des archives de l'INA, des données immobilières ou des manuels de grossesse, autant d'archives qui donnent à voir une « société française en pleine mutation » (p. 25), et permettent « de reconstituer des fragments de vies de ces deux anonymes que sont Bernard et Aimée » (p. 299) et d'articuler singulier et collectif afin, comme le revendiquent les auteurs, de « redessiner les rapports sociaux dans lesquels l'individu est pris » (p. 302). De plus, la mobilisation d'éléments qui peuvent paraître dérisoires, comme la mention régulière des bulletins météorologiques du jour, permet de donner chair aux existences d'Aimée et de Bernard en les inscrivant dans une atmosphère presque palpable ; ainsi le jour de leur séparation « le ciel est couvert, mais on ressent déjà la présence étouffante de...

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