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  • Les savoirs de l'ombre. La surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941) par Alexandre Rios-Bordes
  • Vincent Bollenot
Alexandre RIOS-BORDES, Les savoirs de l'ombre. La surveillance militaire des populations aux États-Unis (1900-1941), Paris, Éditions de l'EHESS, « En temps et lieux », 2018, 348 p.

Alexandre Rios-Bordes exploite dans Les savoirs de l'ombre une partie de sa thèse de doctorat sur le renseignement militaire politique intérieur états-unien, des années 1880 à la Seconde Guerre mondiale. On savait que l'institutionnalisation du renseignement politique était partie prenante de la construction de cet État moderne. Mais son livre révise la chronologie établie, en datant cette institutionnalisation des lendemains de la Première Guerre mondiale plutôt que des années 1950. Les rapports [End Page 124] entre l'État et la société du pays se seraient profondément reconfigurés au sortir d'un conflit « moderne » et « total » (p. 54), qui brouilla durablement les frontières entre intérieur et extérieur du territoire, guerre et paix, justifiant la surveillance active d'une large partie de la population du pays, y compris après 1918. Le chercheur assume les enjeux contemporains de son travail, évaluant par la généalogie de la surveillance politique « ce que signifie son institutionnalisation dans l'État contemporain » (p. 14). Cette contribution à l'histoire de l'État fait donc écho à des débats contemporains, même si l'auteur reste à distance de toute tentation militante, critiquant des discours qui, selon lui, reprennent à leur compte malgré eux des catégories d'État et participent ainsi à leur légitimation. Les outils de la sociologie politique et de l'analyse des politiques publiques ainsi que les approches de l'histoire sociale ont été mobilisés pour mener une ethnographie historique « au ras du sol » de la surveillance (p. 28). Alexandre Rios-Bordes brasse ainsi un nombre impressionnant de documents produits par les services de renseignements, à l'affût du quotidien d'agents qui ont été les réceptacles des fantasmes les plus extraordinaires.

La démonstration, bien menée, évoque tout d'abord la discrétion du renseignement militaire, condition sine qua non de son développement. Les deux principaux appareils de renseignement militaire, l'Official of Naval Intelligence (ONI) et la Military Intelligence Division (MID), sont initialement de « modestes officines » (p. 35) qui expérimentent les techniques du renseignement politique en terrain colonial. La Première Guerre mondiale permet leur renforcement et le basculement du champ de leur surveillance vers l'intérieur du pays, sous prétexte de traquer les agents de l'ennemi. La pratique du renseignement politique intérieur n'en est pas moins considérée comme un abus de pouvoir, a fortiori en temps de paix. Les arguments autojustificatifs de ceux qui se chargent d'un « sale boulot » pourtant « nécessaire » (p. 61) sont nombreux, le principal étant qu'il faut assurer la conservation de l'État face à des menaces étrangères sans foi ni loi. Ces besognes sont assurées par des « hommes de l'ombre » (p. 75) au profil assez uniforme. Ce sont exclusivement des hommes, blancs, d'origine rurale pour la plupart, épiscopaliens, fils d'avocats, de médecins, de commerçants (ou, pour les officiers, d'officiers). L'ingratitude supposée de leurs tâches et leur modeste rémunération s'accompagnent souvent d'un sentiment de déclassement, que les agents compensent par l'affirmation selon laquelle ils y consentent par esprit de sacrifice patriotique. Cette revendication est accentuée par la nécessité pour les services de recruter un personnel politiquement fiable. Le recrutement passe donc par la recommandation, ce qui accentue l'homogénéité sociale de la profession. Les « mondes sociaux de la surveillance » (p. 89) sont, quant à eux, plus vastes, mettant en relation des militaires, des détectives privés et des journalistes, des associations patriotes ou « radicales » (voire des milices d'extrême droite), des forces de police locales ou fédérales, et des officines patronales de surveillance syndicale.

La deuxième partie du livre montre avec finesse comment ces « savoir-faire illégitimes sont identifiés...

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