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Reviewed by:
  • L’invention de Nithard by Bernard Cerquiglini
  • Cristina Álvares
Bernard Cerquiglini. L’invention de Nithard. Paris : Les Éditions de Minuit, 2018.

Déterminé par le hasard de la redécouverte des ossements de Nithard à l’abbaye de Saint-Riquier en 2011, l’essai de Bernard Cerquiglini revisite sa thèse de la naissance du français, où les Serments de Strasbourg, première occurrence écrite du français, jouent un rôle majeur. Cités en langue vulgaire l’Histoire des fils de Louis de Pieux, chronique rédigée en latin par Nithard, petit-fils de Charlemagne, grand aristocrate lettré, les serments énoncés en 842 par Charles le Chauve et Louis le Germanique pour sceller leur alliance contre Lothaire, configurent le moment frémissant où la lettre disjoint la romanitas de la latinitas. L’auteur soutient que ce texte fondateur n’est pas que diplomatique et politique, que la chronique est une œuvre littéraire en raison de la dimension subjective et fictionnelle de son écriture et que Nithard est le premier écrivain français. Le titre a ainsi un sens actif (Nithard invente l’écriture en français) et passif (Nithard écrivain inventé par Cerquiglini).

Si les Serments de Strasbourg sont transcrits en langue vulgaire et pas en latin comme c’était l’usage, c’est que Nithard a saisi la valeur politique des vernaculaires, porteurs de diversité face au latin, langue de l’Un. Dans le dispositif énonciatif en chiasme, où chaque frère parle dans la langue de l’autre (Charles en francique, Louis en protofrançais), l’échange des serments constitue un acte diplomatique d’allégeance paritaire en contraste avec la structure hiérarchique et unifiée de l’Empire qui se dit en latin. Strasbourg instaure non pas une mais deux autorités égales : citer les serments en latin aurait complètement raté la mise en place de cette nouvelle configuration du pouvoir. Cerquiglini développe une critique de la thèse de l’émergence des nations, en réinterprétant 842 non pas comme division de l’empire en nations, mais comme accord de paix entre réseaux familiaux et clientélaires linguistiquement représentés. La naissance du français n’est pas celle de la nation française. Frappée d’anachronisme, la thèse de la naissance synchrone de la langue et de la nation est remplacée par celle de la naissance de la langue dégagée de son pacte avec la nation, où nous reconnaissons les accents contemporains du plurilinguisme postnational. Il en est de même pour la valorisation des liens paritaires ou la préférence pour le continu (étagement) sur le discontinu (clivage) dans la perception des rapports entre les langues latine et romane. Mais toute (re)lecture n’est-elle pas inévitablement anachronique en ce qu’elle est rencontre manquée et sédimentation de temps hétérogènes ?

Aux raisons politiques viennent s’ajouter des raisons subjectives. L’instauration des autorités paritaires est irriguée par le rêve de fraternité qu’incarne le personnage de Hartnid. Frère obscur dont on ignore tout, Hartnid est l’anagramme de Nithard, sorte de doppelgänger qui nous fait entrer dans le domaine de la fiction que Pascal Quignard a récemment exploré dans Les larmes, référé à plusieurs reprises. Réel ou fantasmatique, le jumeau est une figure du chagrin de Nithard, qui donne corps à un désir dont l’énigme traverse la chronique et imprègne les Serments de Strasbourg d’utopie fraternelle. [End Page 114]

Cristina Álvares
CEHUM, Universidade do Minho
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