In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

Reviewed by:
  • L'espoir et l'effroi. Luttes d'écritures et luttes de classes en France au XXe siècle par Xavier Vigna
  • Judith Lyon-Caen
Xavier VIGNA, L'espoir et l'effroi. Luttes d'écritures et luttes de classes en France au XXe siècle, Paris, La Découverte, « Sciences humaines », 2016, 250 p.

Qui ne se souvient ici des pages intenses consacrées naguère par Michelle Perrot à la parole et aux mots des grévistes de la fin du XIXe siècle ? Dans une écriture très soucieuse de « faire entendre » et de « faire goûter la saveur des mots », l'historienne avait décrit la grève comme un temps dense de la parole, dite et écrite, un temps de la parole libérée, émancipatrice, un temps pour les grands mots de la lutte–révolution sociale, grève générale–, un temps de lutte par les mots (slogans, cris, chansons, discours) 4. [End Page 154] En 1993, le volume collectif dirigé par Pierre Bourdieu, La misère du monde, dressait une cartographie de la souffrance sociale contemporaine au travers d'une mosaïque de témoignages, où les mots–dits, recueillis, transcrits, restitués, mis en perspective–occupaient une place centrale : autant de points de vue sur l'espace social dont le livre construisait l'intelligibilité sociologique, autant de voix pour lesquelles le sociologue réclamait un « accueil recueilli » et une écriture rigoureusement consciente d'elle-même : « les antinomies bien connues de la littérature populaire sont là pour rappeler que ce n'est pas donner la parole à ceux qui ne l'ont pas habituellement que livrer telle quelle leur parole 5 ». De la parole prise par les grévistes de l'âge héroïque à la parole recueillie par le sociologue, des grands mots pleins d'espoir de la lutte ouvrière aux mots amers de la désillusion, du désenchantement, de la démoralisation, de la déception des militants syndicaux interviewés en 1995, se dessine une histoire de mots qui est le cœur même de l'enquête de Xavier Vigna. L'historien du monde ouvrier et de ses mobilisations au XXe siècle a fait en quelque sorte retour sur sa documentation : « un flot gigantesque d'écrits » (p. 7) qui servent d'ordinaire de sources aux historiens, qu'il s'agisse de décrire les contours du monde ouvrier, les évolutions du travail industriel, les expériences laborieuses, les politiques sociales, les formes et les thèmes de la mobilisation collective, etc. Xavier Vigna a choisi de s'en tenir aux écrits « consacrés à décrire, raconter, disséquer ou mobiliser » le monde ouvrier français au XXe siècle comme un phénomène en tant que tel et pourtant consubstantiel à l'histoire même du monde ouvrier, ce monde qui a tant fait écrire et d'où sont issus tant d'écrits divers. Répertorier et décrire ces écrits, repérer les lieux de leur énonciation et de leur production, leurs distributions, leurs inflexions, leurs thèmes, leurs tensions récurrentes, tel est l'objet de ce livre bruissant de mots, où les historiens du social peuvent se trouver comme dépaysés en terre familière. Bien sûr, nous connaissons ces écrits, règlements d'usine, enquêtes publiques sur la condition ouvrière, romans « prolétariens », chrétiens ou communistes, reportages, tracts, témoignages, récits, sociologies ; mais nous ne les connaissons pas pour eux-mêmes : c'est donc à leur histoire que L'espoir et l'effroi est consacré. En plaçant l'écrit au cœur de l'histoire ouvrière, en reconstituant un immense intertexte intensément conflictuel (car la lutte des classes est une lutte qui passe par l'écrit, la prise de plume, la publication, les descriptions affrontées du monde), Xavier Vigna propose « une histoire politique des écritures » (p. 11). Il entend par là s'écarter d'une « histoire culturelle » qui cherche à reconstituer les univers et les cadres de l'expérience ouvrière ; d'une histoire des politiques sociales et des savoirs sur le monde ouvrier...

pdf

Share