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  • Océan indien
  • Emmanuel Bruno Jean-François
Vergès, Françoise. Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme. Paris: Albin Michel, 2017. ISBN 9782226395252. 231 p.

Dans cet ouvrage, aussi édifiant que remarquable, la politologue et universitaire Françoise Vergès poursuit des interrogations qui participent depuis longtemps de ses préoccupations intellectuelles, ainsi que de son engagement de militante féministe et créole: la racisation des peuples à travers les ères coloniale et postcoloniale; les structures et idéologies politiques œuvrant férocement tant au contrôle des espaces intimes et familiaux qu'à l'oppression des femmes; la violence de l'empire français à l'égard de ses (anciennes) colonies, réduites à la servitude et à l'exploitation; la mémoire longtemps confisquée des sociétés créoles dans l'édifice colonial; la difficulté pour la France républicaine, aujourd'hui, de faire face à son passé colonial, d'accomplir tant son devoir de mémoire que son devoir de réparation, et de repenser sa propre histoire à la lumière des récits de ces nombreux groupes (humains pourtant!) [End Page 284] relégués aux marges de l'humanité, suivant des catégories de race, de classe, de genre ou de retranchement géographique, par un système qui n'aura eu de cesse de discriminer, d'exploiter et de disposer des corps "autres," en les privant à la fois de leur humanité et de leurs droits.

C'est à l'intersection, en effet, de tous ces questionnements complexes et de ces champs d'investigation transdisciplinaires que se situe Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme. Le titre de l'ouvrage fait évidemment écho à la manière dont le ventre racisé des femmes avait déjà été appréhendé en tant que commodité, à l'ère de l'esclavage, puisque servant à accroître une main-d'œuvre essentielle à l'entreprise coloniale et à l'expansion d'un système capitaliste mondial dont il jetait déjà les bases. Pourtant, c'est d'un autre épisode de cette même histoire coloniale, d'un scandale longtemps resté dans l'ombre, que le texte s'inspire: une affaire qui éclate à La Réunion en juin 1970 et qui en dit long sur une politique de répression et d'hégémonie de l'État français visant, à l'ère de la postcolonie, à contrôler et à disposer du corps des femmes des départements d'outremer, d'une manière comparable à — bien que somme toute différente de — celle dont il s'y prend en métropole: "C'est le même contrôle du corps des femmes qui est visé en France et dans les départements d'outremer (DOM), mais il n'est pas pratiqué de la même manière dans les deux lieux. En France, l'État veut que les femmes fassent des enfants; dans les DOM, il lance des campagnes antinatalistes" (10). C'est en convoquant d'ailleurs l'image d'une "histoire mutilée et [d']une cartographie mutilée" (15), masquant la superposition de temporalités et de spatialités multiples dans la postcolonie républicaine et amnésique, que l'auteure aborde la coexistence de ces deux pratiques au sein d'un même système afin d'"introduire des voix dissonantes dans le récit du féminisme. Car les femmes des outremer, qu'elles soient esclaves ou colonisées, existent à peine dans les analyses féministes" (12). Or, selon cette étude, qui se veut "acte de réparation historique" (13), il est impossible de démasquer les causes structurelles véritables ainsi que les idéologies nationalistes ayant généré ces angles morts de la théorie féministe et cet effacement de l'histoire des femmes racisées, si l'on ne considère pas les effets durables de la colonialité du pouvoir sous un angle transnational mettant au jour le croisement des paradigmes discriminants à partir desquels s'exercent l'oppression et la domination de ces femmes.

Ayant exposé les enjeux de ce projet dans une introduction dense et habilement argumentée, Vergès s'attache dès lors, dans les cinq chapitres composant son ouvrage, à démontrer...

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