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  • Stalker:Art, communauté, migration (Marche, repas, récit)
  • Lambert Barthélémy

Personne n'est chez soi.Emmanuel Lévinas (108)

[…] es gehört zur Moral, nicht bei sich selber zu Hause zu sein.Theodor W. Adorno (36)1

Ce dont je souhaiterais parler, à partir de l'exemple du groupe Stalker, peut se formuler de façon sommaire : quelle réponse la pratique artistique contemporaine peut-elle apporter à une situation de « crise migratoire »? Comment articuler art, migrant, société? Et je précise d'emblée : une pratique qui soit non seulement collective, c'est-à-dire une forme qui soit comme en relation d'analogie avec son objet de regard, mais également interventionniste. Que peut faire l'art « avec » les migrants? Comment lier pratique artistique et intervention civique? Comment faire valoir artistiquement, par le jeu des représentations et des dispositifs, que l'on peut être dans un lieu, sans pour autant être de (ou natif de) ce lieu? Comment faire valoir qu'être « étranger » en un lieu, ou « de passage » n'entache, ni ne blesse le lieu? Qu'un lieu n'est, à la limite, constitué que des passages successifs qui s'y inscrivent dans le temps? Comment remédier au lexique et aux représentations qui collent aux « migrants » (monstres, barbares, vampires) et comment mobiliser d'autre termes, d'autres images—celui de « réfugié »? Le rapport hystérisé que l'Europe entretient aujourd'hui vis-à-vis des flux migratoires transméditerranéens atteste d'une forme de kinetophobie (Papastergiadis 36), d'une peur globale des mobilités qui ne sont pas liées à la jouissance d'une forme quelconque (économique, symbolique, cognitive) de capital et excèdent les paramètres étatico-centriques de définition des identités. Cette hystérie désigne par ailleurs l'addiction des sociétés contemporaines à la peur, leur désir sans cesse renouvelé de se trouver des objets terrifiants (externes ou internes) et [End Page 262] de chercher, de plus en plus vainement, à « faire corps » à partir même de cette passion irraisonnée pour la crainte inspirée par « les barbares ». Mais qui sera le barbare du barbare?

Cette peur du migrant n'est pas nouvelle. Elle accompagne tout le processus de sédentarisation et le déploiement des civilisations territorialisées, comme s'il s'agissait, d'un point de vue anthropologique, d'oublier la nature migrante de l'espèce humaine et sa forme première d'organisation, le nomadisme. Mais le retour de cette peur a aussi pour cause plus récente la constitution des discours nationalistes du XIXe siècle et du fatras positiviste qu'ils déploient autour des notions d'appartenance et d'unité sociale. Pour promouvoir le nationalisme aux XIXe et XXe siècle, il a en effet fallu réaligner le sens de l'appartenance des gens (restreint, localisée, personnalisé) sur un cadre spatial et administratif redéfini, et considérer de nouvelles délimitations. Il pourrait donc y avoir urgence à faire un coup de ménage sémantique et à penser l'identité et l'appartenance en dehors du cadre « national ». Car les cadres sociologiques et les paradigmes étatico-centrés qui gouvernent globalement les sciences-sociales et humaines, ne semblent plus être les mieux adaptés pour penser la complexité du présent. Et l'un des enjeux de l'art contemporain pourrait justement être de dégager d'autres paramètres de pensée, un autre paradigme de la mobilité qui éviterait les deux écueils du « paria » et de la « victime ». Et ne perdrait pas de vue l'importance de la « dignité ». Imaginer une validité des « droits de l'homme » indépendamment de toute loyauté étatique?

Sans aller chercher trop loin, sans s'engager dans une archéologie du discours hostile au déplacement, il est néanmoins possible d'avancer quelques éléments d'explication plus contemporains de cette kinetophobie. Dans La vie liquide, Zygmunt Bauman analyse la diffusion de la peur dans tous les aspects du travail et de la vie contemporaine, à partir de l'idée que la globalisation a libéré des processus qui sont désormais hors de contrôle : la complexité des forces en...

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