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  • Les Arts de la cuisine dans les littératures francographiques
  • Eileen Lohka (bio) and Pamela V. Sing (bio)

Le quotidien évoque de prime abord des "manières de faire" (Certeau) directement associées à la routine journalière, des petites tâches qui nous ancrent solidement dans la tyrannie du présent dans un lieu précis, souvent étroit. Paradoxalement, il nous renvoie tout autant vers le passé, avec l'exécution de gestes centenaires, voire millénaires, et ce, à travers une mémoire fragmentaire et étrangement vivante. En même temps, il est aussi prolepse, préfigurant des rituels qui se poursuivront longtemps encore, souvent réinventés à partir de traces fragmentaires transmises d'une génération à l'autre. Ces seules considérations d'ordre temporel indiquent que la question des pratiques du quotidien est rarement simple. Le fait de penser ou de raconter les actions, les savoirs et les sentiments reliés aux pratiques de l'ordinaire a pour effet de les légitimer, de les autoriser ou bien de les remettre en question, d'en faire la critique.

Il en va ainsi de la nourriture, de sa cuisson et de sa consommation qui, tout en constituant un besoin de base, s'investissent de significations et de valeurs. "La nourriture concerne un besoin et un plaisir premiers, elle constitue une 'réalité immédiate'" (238), dit Luce Giard avant d'affirmer, avec Roland Barthes, que tout ce qui s'y rapporte entre dans un système de différences significatives. Giard souligne effectivement que "les hommes ne se nourrissent pas de nutriments naturels, de principes diététiques purs, mais d'aliments culturalisés, choisis et préparés […] selon un code détaillé de valeurs, de règles et de symboles, autour duquel s'organise le modèle alimentaire d'une aire culturelle dans une période donnée" (238).

Avec la globalisation, nous assistons à une rapide déterritorialisation des cuisines et de la nourriture, qui perdent leur sens premier, leur ancrage dans leur environnement originel: à travers le monde, nous connaissons dorénavant "une succession de 'plats typiques' dont on n'a plus la possibilité de comprendre l'origine et la fonction" (250), d'où la nécessité de produire des livres de recettes, souvent accompagnés de contes ou de mises en contexte pour (ré)ancrer la cuisine dans la tradition. Dans le monde actuel, les restaurants deviennent un lieu de partage culturel pour des cuisines déterritorialisées ou, dans les pires cas, des lieux où l'on mange de "pâles copies de ces merveilles subtiles et tendres, mises au point dans la lenteur [End Page 140] des siècles, par des générations d'artistes anonymes," "des lambeaux de culture locale" (250).

En situation d'exil, à l'autre extrême de l'appropriation culturelle, "la nourriture devient un véritable discours du passé et le récit nostalgique du pays […]; la nourriture traditionnelle […] devient le maintien et la narration de la différence, inscrite dans la rupture entre le temps alimentaire du 'soi' et le temps alimentaire de l'autre" (259–60). Elle crée un espace de relation, une interconnectivité, souvent entre les femmes qui arrivent ainsi, sans jamais appréhender la société au niveau global, à relier l'intime—la cuisine d'origine familiale à partager—au sociétal et à en définir les structures différentielles internes. En effet, les différences infimes dans les pratiques, que Giard nomme la "liberté buissonnière des pratiques" (xiv) souligne la nature inconsciente des phénomènes culturels et permet d'établir en réalité des résistances ou aires de liberté, ne serait- ce que modestes: elles "mobilisent des ressources insoupçonnées, cachées chez les gens ordinaires, et par là déplacent les frontières véritables de l'emprise des pouvoirs sur les foules anonymes" (xiii). Elles font ainsi fonctionner les lois et les représentations des lieux d'origine "sur un autre registre" dans le cadre de chaque tradition (xiii). Mentionnons en guise d'illustration la compagnie de restauration Off Beat à New York, qui fonctionne selon le principe suivant: les exilés recherchent les goûts nostalgiques de...

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