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  • Temps et contretemps :Barthes, l'Histoire, le Temps
  • François Hartog (bio)

Distinguer plusieurs « phases » d'un temps, d'une œuvre permet d'entrer dans « le jeu de la communication intellectuelle : on se fait intelligible », écrit Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes1. J'userai à mon tour, de cette commodité, non pour découper et figer, mais pour mieux saisir les passages, les inflexions, mais aussi les résurgences ou les permanences, bref, ce mouvement qu'il a lui-même nommé le « contretemps2 ». Mon propos se limitera à interroger ses manières d'envisager l'Histoire et à suivre les modalités de son rapport au temps, en me tenant dans les bornes de ce qu'il a désigné comme étant son « lieu » et son « milieu » : à savoir le langage3. Puisqu'il est « quelqu'un en qui s'est débattue, toute sa vie, pour le meilleur et pour le pire, cette diablerie, le langage4 ».

Si nous sommes temps, pour reprendre la formulation d'Augustin, de quels temps (au pluriel) Barthes est-il? Alors même que les « années-Barthes » coïncident avec une forte transformation de nos expériences du temps. Ce phénomène que j'ai proposé d'analyser comme une progressive mise en question du régime moderne d'historicité doublée d'une montée du présentisme, soit la fermeture [End Page 876] d'un futur futuriste et l'installation d'un présent omniprésent. Ou le passage d'une croyance forte en l'Histoire au début des années 1950 à une décroyance de plus en plus marquée à la fin des années 19805.

Or Barthes est un fin sismographe, lui qui, par rapport aux systèmes qui l'entourent, se présente comme une « chambre d'échos » : il « reproduit » (« mal »), dit-il, il « rend visite », il « répète », il fait l'essai de la modernité (« comme on essaye les boutons d'un poste de radio dont on ne connaît pas le maniement »6). Aussi voit-il « le mouvement de son œuvre comme tactique », ajoutant, la précision est d'importance, « une tactique sans stratégie7 ». Si bien que, pour travailler, il a besoin de « concepts éphémères, liés à des contingences limitées » : de « néologismes » donc8. Pour le dire autrement et en reprenant la fameuse distinction d'Isaiah Berlin, il se conçoit comme renard et pas hérisson, alors que Lévi-Strauss était lui nettement hérisson, et que Foucault, renard également, ne détestait pas de jouer le hérisson, d'ailleurs avec succès.

« Out-sider intermittent »

Quels temps donc? Les notations ne sont pas rares, surtout dans le Barthes par lui-même, cet exercice de prise de distance de soi par rapport à soi. S'il se voit comme un « out-sider », il ajoute aussitôt « intermittent9 » ! Out-sider intermittent désigne une extériorité à la fois spatiale et temporelle. Selon les moments, il peut « entrer-dans ou sortir-de la socialité lourde ». L'out-sider est donc tout aussi bien un in-sider intermittent. De plus cet out/in-sider s'autorise aussi à rêver du « contretemps », à savoir, par exemple, « transporter dans une société socialiste certains des charmes […] de l'art de vivre bourgeois ». Ce qui donne : « Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d'un exotisme10? ».

« Out-sider intermittent », il l'a effectivement été, d'abord, du fait de la maladie. Il a vécu l'expérience du décalage, voire du déphasage. Il connut, en effet, le temps du sanatorium, ce temps suspendu, soustrait au temps ordinaire, mais qui a eu aussi l'étrange propriété de le rendre contemporain d'un temps pourtant passé, celui de La Montagne magique. « En un sens, mon corps, qui n'était pas encore né, [End Page 877] avait déjà vingt ans en 1907 », quand Hans Castorp « s'installa dans "le pays d'en-haut" ». En a découlé cette règle de vie : « Si donc je veux vivre, je dois oublier que mon corps est historique, je dois me...

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