- Anthropologie de la morale et de l'éthique Québec by Raymond Massé
Les rapports entre morale et anthropologie s'étendent, au XXème siècle, sur deux versants : soit celle-ci s'engage à faire de la première son objet d'étude, contribuant ainsi à une anthropologie de la morale ; soit la pratique anthropologique devient, par une dynamique inverse, l'objet de critiques d'ordre moral. Le premier ensemble agrège des travaux dont le principal apport scientifique est d'extraire la question morale de son environnement théologique et philosophique pour la faire comparaître socialement et historiquement, selon une approche initialement défendue par E. Durkheim et L. Lévy-Bruhl. Plus récente, la critique morale de l'anthropologie naît avec l'apparition de rejets du colonialisme, parfois à l'intérieur de la discipline elle-même, comme c'est par exemple le cas de la célèbre conférence de Michel Leiris, « L'ethnographie devant le colonialisme », prononcée en 1950.
Confrontés à des situations ambigü mettant à mal l'assurance d'un relativisme méthodologique pourtant revendiqué (Hatch 1983), ou à des codes éthiques institutionnels s'imposant à leurs exigences de recherches, les anthropologues éprouvent la morale non plus seulement comme un objet d'étude autonome, mais sur le mode de la conflictualité entre des normes et des dispositifs d'enquête.
Raymond Massé indique dès le seuil de son ouvrage qu'il ne se propose pas de traiter des retombées morales de l'anthropologie, mais bien d'envisager celle-ci comme un « lieu de production de discours à la fois constructifs et critiques sur la morale et l'éthique » (p. 14). Il s'agit pour l'auteur de produire une synthèse introduisant aux débats d'un domaine en cours de structuration, pris en tension entre la philosophie et les sciences sociales. Sa démarche n'inaugure pas un retour à une anthropologie de la morale insouciante, précisément parce qu'un de ses intérêts majeurs est de mettre en lumière la transition menant de l'anthropologie de la morale à une anthropologie de l'éthique. Ce travail synthétique est servi par une érudition conjuguant réflexions théoriques et études de cas, ce [End Page 326] qui participe d'une tension conceptuelle refusant légitimement la division du travail intellectuel ayant cours : à l'anthropologue l'empirie, la théorie au philosophe.
La première des quatre parties de l'ouvrage entreprend un travail de clarification définitoire du lexique moral et éthique. Reprenant la distinction classique entre la morale, entendue comme un ensemble de conceptions portant sur le bien et le mal, et l'éthique, conçue comme une réflexion critique à propos des conceptions morales, les principes, valeurs, normes, règles et pratiques sont reliés selon une logique de la fondation qui fait que chacun des termes est garanti par le précédent, tout en le particularisant à un degré empirique supplémentaire. Formellement, les relations entre morale et éthique sont pensées à l'image d'une « spirale morale » : des normes établies sont soumises à une évaluation consciente et réflexive de la part d'un individu ou d'un collectif d'individus, dont les efforts produisent un agencement qui n'était pas contenu dans les normes précédentes.
Il s'agit ensuite de signaler les repères historiques de l'anthropologie de la morale et d'indiquer les présupposés qu'une anthropologie de l'éthique entendra dépasser – notons que ce dépassement est, pour l'auteur, à la fois historique et épistémologique. Les sept postulats retenus peuvent être ramenés à trois positions épistémologiques : un réalisme empiriste, qui consiste à croire que la collecte des composantes d'une morale particulière (principes, valeurs, normes, règles) ne pose pas de problème de méthode particulier pour atteindre une totalité représentative ; un rationalisme, qui se fait systématisme à échelle de la morale et qui affirme la capacité délibérative à l'échelle des choix individuels ; enfin...