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  • De la Pervenche de Rousseau à la Recherche de Proust
  • Juan Wang

L'intertextualité entre l'œuvre de Marcel Proust et de Jean-Jacques Rousseau a été commentée par bien des critiques depuis la première publication d'À la recherche du temps perdu. Annie-Claude Dobbs, par exemple, a décelé un parallélisme entre l'ouverture de la Recherche et celle des Confessions, tandis que Philip Kolb a retracé l'origine du titre et la structure globale de l'œuvre dans une phrase d'Emile.1 Cette hypothèse de Kolb semble se confirmer par le fait que les deux références à Rousseau encadrent l'œuvre immense qu'est la Recherche: la première au début (1: 39), la deuxième vers la fin (4: 606). Si Proust s'était inspiré de Rousseau pour le titre et la structure de son œuvre, cela n'aurait pas été par imitation systématique, mais plutôt par association libre. Car là par où Proust voulait absolument se démarquer de Rousseau, c'est justement par la structure de son œuvre. Dans une lettre adressée à Henri de Régnier, Proust s'indigne de la comparaison de la Recherche aux Confessions de Rousseau:

Je ne suis pas d'accord avec vous quand vous voyez des Mémoires, des Souvenirs, dans une œuvre construite où le mot fin a été inscrit au terme du dernier volume (non paru encore) avant que fussent écrits ceux qu'on vient de publier. Le "Je" est une pure formule, le phénomène de mémoire qui déclenche l'ouvrage est un moyen voulu, comme si vous voulez la grive entendue à Montboissier qui ramène Chateaubriand à Combourg.

(Correspondance 19: 630-31)

Cette réponse est fondée sur un malentendu à propos d'un article de Régnier, dans lequel le critique ne compare la Recherche aux Mémoires de Casanova [End Page 179] et aux Confessions de Rousseau que pour mieux l'en distinguer. Il n'en est pas moins que ce malentendu nous permette de voir la volonté de Proust de se démarquer de Rousseau, et cela à deux niveaux: à celui de la composition de l'œuvre et à celui de la fidélité autobiographique.

Ce qui permet à Proust de mettre le mot "fin" à son dernier volume avant que ne fussent publiés les volumes entre Du côté de chez Swann et Le Temps retrouvé, ce sont bien les révélations et la théorisation de la mémoire involontaire comme procédé structurant de la Recherche. Il faudrait donc se concentrer sur la mémoire involontaire pour expliquer l'attitude paradoxale de Proust envers l'héritage de Rousseau. À la différence d'autres écrivains qui exaltent la métaphore, tels que Chateaubriand, Nerval et Baudelaire, le nom de Rousseau est exclu de la "filiation noble" (4: 498-99). Pourtant, selon Ferdinand Brunetière, celui qui a le premier décrit l'expérience de la mémoire involontaire, ce n'est pas les membres privilégiés de cette filiation, mais le "grand absent" de la Recherche–Jean-Jacques Rousseau.2 Plus de cent ans avant que la petite madeleine proustienne ne fasse surgir tout Combray d'une tasse de thé, la pervenche, une petite fleur bleue, humble habitante de la campagne, avait déjà ramené Jean-Jacques au bonheur absolu qu'il avait ressenti auprès de Mme de Warens:

En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit: "voilà de la pervenche encore en fleur." Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche, ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier, avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne [. . .]. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! voilà de la pervenche! Et c'en était en effet.

(Confessions...

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