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  • Capter les "fragments d'énigme"Élans et ruptures dans la dynamique poétique de Poèmes bleus et Une vie ordinaire
  • Estelle Piolet-Ferrux

L'œuvre poétique de Georges Perros commence paradoxalement par une expérience de fragments, de notes. Expérience de lecture, expérience d'écriture. Perros lui-même définit "Ken Avo," le texte liminaire des Poèmes bleus, comme "un genre de poème fait par des notes, note après note, qui se rejoignent et qui sont comme malades, qui se repassent la même maladie."1 Cette affinité permet de percevoir combien la note et le poème—exception faite sans doute des sonnets des "Gaietés lyriques"—participent d'un même rapport au monde et au langage, d'un même assaut du moi, d'une même exigence de vitesse et de mélodie. La note et le poème sont tous deux cette "petite blessure qui n'attend pas d'être cicatrisée [. . .] qui brûle, qui fait mal [et] qui impose l'écriture." L'intimité entre la note et le poème tient également à l'espace qui les suscite, un espace fascinant, gorgé d'élémentaire. C'est la Bretagne qui se révèle "le pays de ces notes, c'est certain. Parce que la Bretagne est quelque chose de granitique, de dur et il [. . .] fallait habiter dans un pays de cet ordre."2 Or, cette même Bretagne à la fois liquide et rugueuse, à l'onomastique magique, constitue le chant essentiel des Poèmes bleus. Pays de fragments, de marge, de plage, de flux et de reflux, la Bretagne a donné un espace et un rythme à l'assaut des mots, que le poète fait passer "en fraude" ou transforme en parole lyrique. Et si "toute note attend son cadre,"3 il est symbolique que la publication suivie des Poèmes bleus et d'Une vie ordinaire se trouve comme encadrée par les publications des deux volumes des Papiers collés.4 Pour autant il ne s'agit pas de superposer note et poème comme s'ils s'équivalaient. Le travail du vers comme segmentation de la parole et flux émotionnel, le double régime régulier et irrégulier des vers de Perros, la dimension accrue de l'expérience autobiographique, nombreuses sont les modalités spécifiques de l'écriture poétique de Perros. Il s'agit de mettre en lumière le travail [End Page 47] spécifique de fragmentation du discours dans le langage poétique. Le choix d'écrire en vers implique des phénomènes de retour (comme le souligne l'étymologie versus) mais aussi des choix de coupe. Perros non seulement "déchiffre" et "défriche," selon ses propres mots, les "bois de l'âme" poétique, mais aussi il taille et détaille. "Détailler" désigne ainsi le double geste de couper et de préciser. Il s'ensuit une "esthétique du détail" intimement liée au choix du vers et aux opérations de taille, de rejets ou de gradations. Toutes ces opérations participent de l'allure rythmique générale par les ruptures et les élans qu'elles induisent. Or, le geste de coupe engendre une figurativité singulière de certains vers, leur plasticité étant comme révélée par la détaille ou le détail. Ces deux aspects, le geste et la figuration qu'il met au jour, permettent tout particulièrement de capter et de partager ces "fragments d'énigme" qui constituent la quête du poète.

"Que va faire le poète chez le peintre? Se rafraîchir les idées," écrit Perros dans Papiers collés 2.5 Parallèlement à son activité littéraire, Perros dessine et peint. Les propos de Perros sur la peinture sont ceux d'un poète et, réciproquement, tout se passe comme s'il écrivait comme un peintre, tant ses réflexions sur la peinture éclairent sa propre démarche poétique:

Les toiles d'un peintre sont ces bribes, ces fragments d'énigmes, il arrive qu'elles y répondent, de manière fugitive, sans doute...

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