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  • Introduction Un « moindre mâle » :Textes et sextes maghrébins à l'épreuve des révolutions
  • Samia Kassab-Charfi (bio)

Dans une étude critique sur la représentation de la femme comme « être […] manquant »1, la psychanalyste et essayiste tunisienne Raja Ben Slama montre comment se bâtit puis se perpétue dans le monde arabe le mythe d'une déficience rationnelle et intellectuelle qui serait inhérente à l'être-femme, liant ce préjugé non seulement à la tradition exégétique mais aussi à une pensée anatomique dominée (chez Avicenne, Al-Tifachi, Ghazali) par le culte de « la force », de « la visibilité » et de « la détumescence, ce que les Arabes désignent par le mot bayân » [éloquence] (2012 : 109). Curieuse proximité, en effet, qu'infère cette adéquation entre éloquence et visibilité virile, adéquation que des siècles d'intransigeante exégèse ont contribué à faire indurer.

Dans le prolongement de l'insurrection entreprise dans les années 1970 par Hélène Cixous contre l'éternel retour du « manque phallique »2, selon laquelle « nous n'avons aucune raison de femme de faire allégeance au négatif » (2010 : 53), Raja Ben Slama fait observer que les sociétés qui « ne pouvaient s'épargner les voiles féminins et les excisions aux [End Page 1] formes multiples » sont celles-là mêmes qui ont pu produire ce qu'elle appelle la « théorie de l'unisexe et du pénis inversé », cette dernière ne correspondant au fond à rien d'autre qu'au « bricolage théorico-fantasmatique des marquages qui recouvraient le corps féminin en transformant l'être ayant des choses sexuelles en trop en un moindre mâle ou en un mâle à l'envers » (2012 : 113)3.

Terrible constat. C'est à ce prétendu « moindre mâle », aux liens qu'il tisse avec le masculin et à la vision que ce dernier a de lui-même que ce numéro consacre la plupart de ses pages. Car ce que révèle le besoin d'échafauder une explication anatomique au « manque » féminin est assurément l'héritage direct d'une intériorisation généralisée, celle de l'infériorité et de l'incomplétude du féminin relativement au masculin. Pourtant il existe bel et bien dans la doxa arabe des penseurs qui ont nourri une réflexion progressiste lumineuse sur le sujet. Je n'en citerai ici qu'un seul : Ibn Arabi, philosophe soufi du XIIe-XIIIe siècle qui, dans Le Livre des conquêtes spirituelles mecquoises (ou Les Illuminations de La Mecque), définit avec une stupéfiante modernité la nature du lien unissant selon lui le féminin au masculin. Voici comment Souad al-Hakim, chercheuse libanaise, nous en rend compte :

Selon Ibn Arabi, l'appartenance au genre humain constitue la vérité même de l'homme, et ce qui est commun à tous les êtres. Quant à la masculinité et à la féminité, ils ne constituent que des accidents. […] Aussi, tout être qui sera en position d'influer et d'agir sera homme, même s'il est une femme. Et de même tout être qui se trouve dans l'obligation légitime de demander à ce que l'on reçoive son savoir sera homme, qu'il soit mâle ou femelle […]4

(al-Hakim 2010)

Mais le plus étonnant est cette représentation de l'incomplétude adamique consécutive à la création d'Ève :

Et Dieu créa Ève… Il la fit exister à partir d'Adam… Elle fut séparée du corps de celui-ci alors même qu'elle en était partie inhérente. Dès lors il cultiva d'elle une nostalgie. Tout au long des générations d'hommes. La nostalgie du Tout pour cette partie qui complétait son existence. Et elle-même cultiva de lui une nostalgie, tout au long des générations de femmes. La nostalgie de l'Étranger [End Page 2] séparé de sa patrie. […] Selon Ibn Arabi, l'homme perdurera à se plaindre d'un manque, tant que celle qui fut séparée de...

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