L'âme en tannage de Natasha Kanapé Fontaine : Souveraineté orale, territoriale et mémorielle

dans ma chair j'écris la routeje prends corps dans le pays qui me récitemon pays est celui qui t'enfantemon pays est celui que j'atteinssi je n'ai la terre—si je n'ai les eaux—le territoire prend corps dans le poèmemanifeste que j'écris.

—Natasha Kanapé Fontaine
12 décembre 2014
Marche des Cris contre l'uranium
(Fontaine, « Marche (litanie) »)

Dans un article de 2013 intitulé « Quand la poésie amérindienne réinvente l'image de l'Indien », Jonathan Lamy Beaupré se penche entre autres sur le recueil de poèmes N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2012) de la slameuse innue Natasha Kanapé Fontaine. Au fil de son analyse, l'auteur maintient que la jeune poète tente de confronter, et éventuellement de réconcilier, les tensions identitaires complexes découlant du métissage culturel et de la rencontre entre Autochtones et non-Autochtones. Selon les termes de Lamy, « Natasha Kanapé Fontaine nous convie à penser que l'identité constitue un mouvement constant, une tension irrésolue. Le sujet est un être inachevé, fondé par son inachèvement » (para. 34). En 2013, soit quelques mois à peine après la publication de son recueil, la jeune artiste diffuse quelques versions vidéo de son slam intitulé L'âme en tannage.¹ Il nous semble indubitable que dans ce texte récité, le positionnement critique de Kanapé Fontaine face à la question identitaire s'éloigne de cette expression d'ambiguïtés, de déchirements et de réconciliations décrite par Lamy. En effet, le dialogue interne tendu et l'hybridité complexe laissent place dans L'âme en tannage à l'expression d'une essence identitaire autochtone fondamentalement distincte, pleinement endossée, politisée, et exprimée avec fierté. D'ailleurs, dans une entrevue donnée en 2014 auprès de la revue étudiante Artichaut Magazine, la poète se penche sur son cheminement créatif et explique avoir initialement exploré des questions identitaires intimes, pour ensuite se tourner vers un discours identitaire interculturel, politisé, militant (Lefilleul).

Dans ce même ordre d'esprit, nous proposons que le slam L'âme en tannage démontre une tentative explicite de décolonisation à travers une résistance et une résurgence culturelles, exprimées notamment par le biais d'une mise en emphase de différences identitaires nettes et assumées, contemporaines et historiques, entre la narratrice autochtone et son destinataire non-autochtone. Nous sommes d'avis que l'expression critique de relations de réciprocité et d'interdépendance reliant les notions de la territorialité, de l'oralité et de la mémoire collective sert d'assise au programme de décolonisation mis en branle par la jeune femme. Grâce à l'utilisation de l'ironie, de néologismes critiques, de déterminants antagonistes et de sonorités chargées au plan culturel, l'auteure établit effectivement des liens de corrélation puissants entre ses projets de souveraineté orale, de souveraineté territoriale, et de souveraineté mémorielle. À travers une analyse sommaire de passages extraits du slam de Kanapé Fontaine, nous tenterons d'analyser ces quelques stratégies discursives et épistémologiques de décolonisation proposées par la jeune poète innue, témoignant vraisemblablement de la résolution de ces scissions identitaires internes évoquées par Lamy au profit d'un programme explicite et organisé de résistance et de résurgence culturelles, sociales et politiques.

« Préface-toi l'oralité de ma mémoire / la territorialité de ma langue pendue aux dernières cimes identitaires » : Triangulation des abus territoriaux, culturels et historiques

C'est notamment à travers le réapprentissage de sa langue maternelle et son implication dans des mouvements d'activisme écologique que Kanapé Fontaine établit une première connexion inhérente entre problématiques identitaires autochtones et problématiques territoriales (Lefilleul). À travers ce texte complexe et multidimensionnel qu'est L'âme en tannage, la jeune slameuse établit un parallèle, ou plutôt une triangulation, entre les abus d'ordre culturel de son peuple, les...