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  • Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890–1940) by Yves COHEN
  • Nicolas Patin
Yves COHEN. – Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890–1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013, 872pages.

Écrire une histoire transnationale, voire globale, d’un phénomène historique place le chercheur face à un dilemme relativement simple. Il peut organiser une réflexion collective sur le sujet, en regroupant tendances, écoles et sensibilités, et aboutir à une publication plurielle. On connaît les défauts de ce genre d’entreprise : l’effort d’articulation des pensées est rarement fait, et l’effet de patchwork récurrent. L’autre possibilité est qu’un auteur développe, petit à petit, son expertise sur plusieurs pays, dans plusieurs domaines. L’initiative est plus rare, plus complexe, et elle a ses propres limites.

Yves Cohen a résolument choisi la seconde, dans un livre étonnant qui analyse la figure du chef au XXe siècle dans quatre espaces culturels : la France, les États-Unis, l’Allemagne et la Russie. L’auteur maîtrise les quatre langues, les quatre historiographies. Il ajoute à cette ampleur une connaissance profonde de champs historiques d’habitude clivés : l’histoire économique, l’histoire politique et l’histoire des idées. Cela lui permet d’arrimer les uns aux autres des mondes qui ne sont pas séparés et participent pleinement du débat sur les chefs : le monde de l’entreprise, celui des partis politiques, celui des sciences sociales en construction. Enfin, Yves Cohen aborde le sujet non pas seulement en historien, mais en sociologue et en anthropologue et, au décloisonnement thématique et national, vient donc s’ajouter une réelle richesse en termes interdisciplinaires. Pour le dire simplement, le chercheur produit une histoire connectée, attentive aux circulations et aux emprunts entre pays, entre disciplines, entre mondes sociaux. Une telle entreprise est suffisamment rare pour impressionner d’emblée.

Un des derniers ouvrages remarqués de ces histoires globales était celui de Timothy Snyder sur les « terres de sang » 27, les territoires européens occupés successivement par les nazis et l’Union soviétique. Maîtrisant un nombre important de langues, l’historien en imposait. L’argument territorial, s’il conduisait à une bonne visibilité en terme de marketing historique et permettait d’évaluer le concept de totalitarisme par en bas, pour des populations qui avaient subi les deux terreurs, a abouti à un [End Page 207] ouvrage qui ressemblait à une somme historiographique, certes très à jour, mais sans réelles recherches et découvertes. Yves Cohen, en s’intéressant à la figure du chef ou, plus exactement, au débat sur le chef au XXe siècle, évite cet écueil. En effet, il peut se fonder sur des connaissances de première main sur la figure du chef dans le monde économique, sur la France, sur l’Union soviétique, pour toujours garder une analyse fine et attentive, tout au long d’un ouvrage pourtant massif. L’entreprise ne peut pas être parfaite et ce que l’ouvrage gagne en périmètre transnational, interdisciplinaire et « transsectoriel » (p. 23), il le perd dans l’épaisseur chronologique : en effet, l’auteur signale que le débat sur le « besoin de chef » est lié à la « crise de l’autorité » et à la perte de légitimité de la noblesse comme porteuse de la domination naturelle (p. 157, 481), mais aussi à une « complexification des organisations » (p. 12, 444, 799) à la fin du XIXe siècle. Une rapide recherche du terme leadership dans la base de données de Google Books (Ngram) ne peut que lui donner raison : le terme émerge à l’orée du XXe siècle, connaît un sursaut avec la Première Guerre mondiale, avant de s’envoler dans les années cinquante et soixante, sans que l’on sache, du fait des limites de ce genre d’outils quantitatifs, s’il s’agit d’un débat sur l’ingénierie industrielle, la réussite du système capitaliste ou le commandement militaire – voire politique – des hommes. Cependant, chez Yves Cohen, la...

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