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  • Soigner les soldats : pratiques et expertises à l’ère des masses
  • Jean-François Chanet, Claire Fredj, and Anne Rasmussen

Alors que le centenaire de la Grande Guerre, en donnant lieu à de multiples travaux d’historiens, participe à l’intelligibilité du phénomène conflictuel qui a pour traduction la guerre de masse, ce dossier fait l’hypothèse que la question de la santé des soldats offre une entrée propice à une approche d’histoire sociale de la guerre. Il interroge, au cours d’une séquence d’un siècle environ, la constitution d’un champ médico-militaire parmi les conditions d’élaboration de la « guerre moderne », où plusieurs types de mutations prennent place et s’intriquent : sur le plan militaire, le déroulement de conflits d’un nouveau type, dont la capacité destructrice assise sur l’industrialisation de l’armement va croissant, sur le plan médical et sanitaire, le développement d’une expertise professionnelle qui prend appui sur des savoirs que les sciences légitiment, sur le plan social et politique, l’implication de pans élargis des sociétés nationales.

Saisir les grands nombres

L’une des principales mutations de la période séculaire que ce dossier envisage, des années 1830 à l’après-Première Guerre mondiale, trouve sa formulation dans la notion de « grands nombres ». La notion est notamment militaire, concernant l’arithmétique des très grands effectifs des troupes dont la capacité presque illimitée de croissance caractérise, depuis la levée en masse de 1793 en France, l’ère post-révolutionnaire dans plusieurs États européens. Les armées, de plus en plus nationales, peuvent, sous l’effet des lois de mobilisation, enrôler une quantité variable de citoyens qui s’accroît, en valeur absolue, au cours du siècle, le service militaire assurant la liaison entre l’armée et la nation, surtout à partir du dernier tiers du XIXe siècle. La généralisation de la conscription, mise en œuvre en Prusse dans la réforme militaire Roon-Bismarck de 1862 dont le modèle s’étend à l’ensemble de l’Europe, constitue le principal levier du développement des armées de masse. Dans le cas de la France, « dans le processus de nationalisation militaire qui commence – ou recommence, si l’on veut – [End Page 3] en 1872 1 », Jean-François Chanet a montré combien « la comparaison avec le modèle prussien, qui reposait sur l’idée d’un lien essentiel entre l’État et la Nation d’où découlaient le principe du service militaire obligatoire et la formation d’une armée de réserve constituée par tous les hommes déjà appelés au contingent, devint un préalable à toute décision, un justificatif obligé à toute critique ». Les grands nombres sont aussi au fondement des méthodes de combat par lesquelles les masses deviennent la pierre de touche du système stratégique et tactique qui s’impose au XIXe siècle 2, jusqu’à trouver un point d’orgue, en France, dans la théorisation de l’offensive à la fin du siècle, misant sur la « concentration des forces » dans une « guerre à coup d’hommes », selon la formule de Foch qui, l’empruntant à Chateaubriand, l’utilise pour analyser les batailles du Premier Empire 3.

L’arithmétique des grands nombres est tout autant, dans un autre registre, le cadre analytique qui s’impose dans la médecine des populations, à rebours du colloque singulier, individuel et intime, de la relation médicale. Elle prend appui sur le développement de l’hygiène publique et de la statistique sociale au cours des décennies 1820–1830, s’incarnant dans des médecins et des hygiénistes qui se saisissent de la santé des collectifs sociaux, en objectivent la mesure et en classifient les causes de morbidité et de mortalité. Elle donne naissance à une nouvelle discipline, l’hygiène militaire, qui fait de l’épidémiologie, au sens descriptif du terme, son but premier.

Ainsi, au confluent des savoirs normalisés dont la guerre fait l’objet, étayés par les armes savantes et les grands...

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