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  • Le monde romain est notre mélancolieL’objet perdu de Pascal Quignard
  • Yue Zhuo

Le monde romain sous la plume de Pascal Quignard est un monde hanté par la crainte et le tremblement, où la tiédeur du linge se mélange à l’odeur du sexe, où les songes traversent la fraîcheur campagnarde pour atteindre à la prescience d’une catastrophe. Regard fixé sur les têtes de morts, les personnages romains, la plupart du temps mi-véridiques mi-fantasmés, se laissent peu à peu imprégner par l’agonie, l’effroi, ou la dépression. Les hommes, prétendus actifs et non-sentimentaux, montrent le plus souvent des signes de fatigue, de passivité et d’un dégoût de la vie; les femmes, victimes de rapts violents, deviennent veuves ou divorcées. Elles méprisent la vie politique et se vouent à la garde de la piété. Ainsi Caius Albucius Cilus, déclamateur et personnage principal du roman Albucius, “Inquietator” et “agitateur de la langue latine à l’aube du premier siècle,”1 se tue-til par le poison, après avoir quitté la vie conjugale, vécu dans la solitude et collectionné dans son écuelle en chêne noire les mots les plus vils et les choses les plus basses. Marcus Porcius Latron, autre rhéteur et penseur de Rome dont Quignard ressuscite la vie dans le petit livre La Raison, se confine dans une cabane et dans un bois pendant les cinq dernières années de sa vie. Il se dénude deux fois par jour dans les roseaux, avant de renifler le sexe d’une femme et de se trancher la gorge. Quant au personnage éponyme des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, fabriqué à la mémoire de la grand-mère de l’écrivain, il renvoie à une espèce de “très vieille ombre de femme” rongée par l’hypocondrie dans une société en crise jadis assurée par les hommes. Se détournant des tumultes de la fin de l’Empire romain, la patricienne grave les idées les plus disparates et les plus décousues dans un journal intime (tablettes de buis), ne se souciant de noter que “l’épaisseur grenue et lumineuse d’une brume qui s’élève, ou des pêcheurs au loin qui passent sur le Tibre.”2 [End Page 127]

Le monde romain chez Quignard est ainsi un monde sentimental, pis, mélancolique. Il s’oppose frontalement à la pensée spéculative des Grecs d’Athènes. Son érotisme s’éloigne de la sensualité joyeuse de ces derniers, marqué par un regard effrayé et une tristesse infinie. Mais c’est surtout un monde où l’oubli ressuscite la mémoire, où le vrai se mélange avec le faux, où l’érudition s’imbrique discrètement dans l’autobiographique. Dans la plupart des écrits qui évoquent l’antiquité romaine, Quignard conduit ses personnages vers une frontière où ils doivent succomber au silence et à l’amnésie. Ses héros subissent presque tous une défaillance de la parole et une perte de mémoire. Ce passage vers le perdu est explicité dans une préface que Quignard consacre à la réédition de Sentences, division et couleurs des orateurs et des rhéteurs de Sénèque le Père: “Latron redescend. Albucius redescend. Latron se suicida. Albucius se suicida … C’est le fond de ce livre … Ces ombres redescendent sans finir vers les rives de l’Achéron et le silence de l’oubli où le passé confie le présent. Les rhéteurs ont payé de leur vie le langage.”3

Le langage, on sait que Quignard lui-même l’a perdu deux fois, une première fois quand il avait dix-huit mois, au départ brutal de Cäcilia Müller, jeune femme allemande qui s’occupait de lui jusque-là, et une deuxième fois à l’âge de seize ans. Dans une lettre à Dominique Rabaté publiée en 2010, Quignard avoue qu’une “recherche du perdu,” ou le désir de “ne plus voir la rive,” constitue le fond de son désir d’écrire: “Il...

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