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  • L’Autrefois et le Jadis dans L’Occupation américaine de Pascal Quignard
  • Bruno Thibault

L’Occupation américaine de Pascal Quignard, un roman publié en 1995, évoque un épisode oublié de la guerre froide: le retrait de la France du commandement militaire intégré de l’OTAN1 et le renvoi des troupes américaines hors du sol français, véritable bras de fer qui dura de 1959 à 1966 et qui opposa Charles De Gaulle à Dwight Eisenhower puis à Lyndon Johnson. Mais L’Occupation américaine n’est pas seulement un roman tourné vers cet épisode historique aujourd’hui dépassé, lié au mythe gaulliste de l’indépendance nationale et au contexte des Trente Glorieuses. L’Occupation américaine est aussi et surtout un roman “mécontemporain,” c’est-à-dire un roman qui propose une réflexion critique sur la modernité, sur la politique de l’oubli et sur la dépression mémorielle, sur les enjeux de la temporalité, ainsi que sur les jeux de la narration historique.

D’une part L’Occupation américaine met en scène l’effondrement de la ‘France à Papa’ dans les années 50, c’est-à-dire l’écroulement d’un ordre idéologique bourgeois (et vichyssois) sous les coups de boutoir d’une modernité qui a alors pour nom: l’Amérique. Mais d’autre part—et n’oublions pas que ce roman est écrit dans les années qui suivent la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, alors même que s’instaure un nouvel ordre mondial—L’Occupation américaine met en scène “l’accélération de l’histoire,” c’est-à-dire, comme le souligne Pierre Nora,2 non seulement la disparition des institutions qui assuraient autrefois le passage régulier du passé vers l’avenir mais aussi le basculement de plus en plus rapide du présent dans un passé définitivement mort, suite au développement rapide des sciences et des technologies. Ainsi le roman exhibe la ‘cassure’ ou la ‘brèche’ entre le passé et l’avenir, ce moment de vérité où, comme le note Hannah Arendt, les vivants prennent conscience qu’ils sont [End Page 115] entrés dans un intervalle de temps “entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore.”3

Les jeux et les enjeux de la temporalité: l’Autrefois

L’Occupation américaine s’ouvre sur un temps vertigineux:

Quand cesse la guerre? L’Orléanais fut occupé par les Celtes, par les Germains, par les Romains et leurs douze dieux durant cinq siècles, par les Vandales, par les Alains, par les Francs, par les Normands, par les Anglais, par les Allemands, par les Américains. Dans le regard de la femme, dans les poings que tendent les frères, dans la voix du père qui gronde, quelque chose d’ennemi se tient toujours.

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Cette courte question—“Quand cesse la guerre?”—met en scène un complexe mélancolique qui n’avoue pas son nom. Il s’y exprime d’une part l’incertitude de tout repère temporel ou historique, et d’autre part une impression de perte indicible ou inavouable.4 La longue phrase qui suit évoque un paradigme de la défaite et de la résistance à travers les âges qui vient en quelque sorte émousser (ou relativiser) les aspérités du présent. Cette longue phrase traduit cependant un sentiment d’humiliation et de dépossession, de frustration et de mauvaise conscience car il est clair que la France collaboratrice est à présent ‘occupée’ par ses libérateurs:

Ils avaient connu les Allemands. Ils découvraient dans la stupeur les Américains qui avaient pris leur place, qui envahissaient les banlieues d’Orléans, qui édifiaient des pavillons, qui étendaient leurs bases, qui déroulaient des miles et des miles de fils de fer barbelés, protégeant leurs dépôts, leurs facilities, sauvegardant leurs magasins propres, contrôlant avec leurs médecins et leurs règlements sanitaires les bordels alentour.

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Cette présence militaire américaine en France...

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