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  • Résurgences/oublisL’exemple de la guerre d’Algérie
  • Catherine Brun

L’abondance de publications, colloques, projections, diffusions et expositions suscités par la célébration du cinquantième anniversaire de l’indépendance algérienne en 2012 ne semble pas avoir eu raison d’une des idées reçues les mieux partagées de la doxa médiatique et parfois même universitaire: la “guerre d’Algérie” demeurerait refoulée de l’Histoire, de la pensée, de la création. Dès lors, chaque nouvel opus peut être accueilli comme une révélation, une brèche inespérée, une audace remarquable, un acte décisif susceptible de venir à bout de prétendus tabous, de continents noirs d’oubli, d’occultations savantes mais inassignées.

Prise sous cet angle, la question est simple, et les résurgences, forcément lumineuses et éclairantes, deviennent les avers des oublis. Elles semblent impliquer leur recul, leur défaite, leur débandade; elles paraissent sanctionner leurs négligences et leurs abandons. Et de fait, une part non négligeable de la littérature vise bien à mener ces combats de la mémoire, que les auteurs soient des contemporains des événements ou qu’ils écrivent aprèscoup. Quand Jean Sénac, en 1953,1 pleure ses frères sacrifiés aux fêtes sanglantes de la liberté—six Algériens et un Français, morts place de la Nation, à Paris, pour avoir exigé, avec la libération de Messali Hadj, l’indépendance algérienne—ou quand Marcel Reggui, en 1946, mène l’enquête sur les massacres du Constantinois de mai 1945 où trois de ses frères et sœur ont péri,2 ils dénoncent des occultations, lèvent le voile sur des forfaitures, écrivent pour la mémoire de morts que le pouvoir politique a fait disparaître, et pour l’avenir de vivants qu’ils voudraient plus fraternel. Que l’on s’éloigne du temps des événements ne suffit pas à modifier la démarche et n’en diminue pas les bénéfices. Ainsi Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx est-il en 1984 la première œuvre de fiction française, sous couvert d’intrigue policière, à faire resurgir le souvenir des ratonnades d’octobre [End Page 63] 1961. Le passé y est le fruit d’une quête, conquis contre les opacifications rampantes ou perfides, dans les interstices de l’histoire officielle.

Mais cette distinction binaire de la mémoire et de l’oubli ne peut être structurante que provisoirement, qu’elle participe d’un parti pris militant ou manifeste une foi naïve dans les intentions, les pouvoirs et les effets de la mémoire, qui n’aurait vocation qu’à exhumer l’occulté. C’est à tenter de penser les limites de cette opposition paradigmatique que je voudrais au contraire m’employer, pour faire apparaître à la fois quels oublis ou quels “trous de mémoire” certaines résurgences produisent, et quelles collusions existent des résurgences et des oublis, qu’il faudrait peut-être concevoir surtout comme des “ennemis complémentaires.”

Depuis Freud et Nietzsche, nous savons “à quel point la mémoire personnelle est glissante et incertaine, toujours en proie au déni et à l’oubli, au traumatisme et au refoulement,” aimantée par “notre besoin de rationalisation et de maîtrise.”3 Et, Maurice Halwachs l’a montré, les groupes n’échappent pas plus que les individus aux “cadres sociaux de la mémoire” par lesquels se reconfigure, à chaque époque, “une image du passé” en accord “avec les pensées dominantes de la société.”4 C’est dire qu’il faut faire le deuil des résurgences spontanées, que ne favoriseraient pas les circonstances ou que n’impulserait pas une demande plus ou moins extérieure et explicite. Deux conséquences au moins doivent en être tirées, que Lucette Valensi postule au seuil de ses Fables de la mémoire:5 le contenu des souvenirs obéit aux sollicitations du présent; une même série événementielle sera diversement remémorée au fil du temps—et, faudrait...

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