In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • La résurgence perpétuelle des apocalypses postcolonialesUne étude des Sept solitudes de Lorsa Lopez de Sony Labou Tansi
  • Xavier Garnier

Qu’est-ce que l’Empire fait à la mémoire? Le type de résurgence mémorielle que mettent en œuvre les écritures de l’Apocalypse n’est-il pas une conséquence d’un régime particulier de mémoire généré par le dispositif impérial? Telles sont les questions que je voudrais soulever à partir d’une lecture des Sept solitudes de Lorsa Lopez, le roman de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi (1985).1 Mon hypothèse est que l’horizon apocalyptique qui s’est installé en contexte colonial naît d’un rapport au temps propre à la domination impériale, et a évolué d’une façon singulière au cours la lente décomposition postcoloniale de l’Empire.

Parce que l’Apocalypse s’accompagne d’un Jugement dernier, sonnera l’heure de l’apurement de tous les comptes, et les événements passés, dûment enregistrés, seront convoqués au tribunal ultime. Face aux bureaucraties des empires terrestres, mises au service des puissants, les subalternes en appellent aux registres de Dieu, où tout a été consigné, et qui doivent servir à l’ultime Jugement divin. Si l’enregistrement administratif semble permettre l’oubli ici-bas, par la façon dont il classe les affaires, le Jugement attendu à la fin des temps vaudra comme résurgence. La dialectique de la résurgence et de l’oubli passera donc par un jeu d’écritures. Les rôles semblent donc bien répartis entre un présent voué à l’oubli d’affaires classées et un avenir apocalyptique promis aux résurgences et aux règlements de compte.

Mais c’est sans compter sur les inévitables lenteurs administratives qui viennent troubler les temps présents dans le contexte de décomposition postcoloniale. Au cœur des Sept solitudes de Lorsa Lopez, il y a les quarantesept années que va mettre la police à arriver pour faire le constat du meurtre d’Estina Benta par son mari Lorsa Lopez. C’est dans cette vacance entre l’événement et son recouvrement administratif que va se jouer la [End Page 51] nouveauté de l’écriture apocalyptique de Sony Labou Tansi. Les plus infimes faits divers, les fausses nouvelles, tous les micro-événements qui peuvent mettre en émoi les quartiers populaires des grandes métropoles postcoloniales, sont la matière narrative des romans. Sony Labou Tansi, qui a l’ambition d’écrire par la rumeur publique, est un démultiplicateur d’événements, tous annonciateurs de l’effondrement apocalyptique final. Rien, dans cette perspective d’écriture, n’est donc voué à l’oubli puisque tout ce qui se passe est tendu vers l’avenir. Les romans de la trilogie, écrits sur fond de rumeurs publiques, sont tendus par une dynamique de résurgences en cascade, qui interdit l’oubli et la constitution d’intériorités fondées sur le partage du secret. Il en résulte une littérature de l’extraversion généralisée, qui hystérise le lien social et favorise l’émergence de figures messianiques, caractéristiques des modalités de la résistance en contexte postcolonial. La dynamique de la résurgence semble avoir pris le dessus sur celle de l’oubli dans une littérature en phase avec un monde postcolonial hanté par des revenants, zombis, et autres figures chargées d’une inquiétante intensité.

Je propose de distinguer trois moments dans cette économie impériale de l’événement: 1) la gestion mémorielle des faits divers comme matrice de la diversité culturelle; 2) l’impossible oubli ou l’impact intensif de l’événement en milieu subalterne; 3) l’attente comme mode d’appréhension apocalyptique d’un temps de la résurgence généralisée.

1. Gestion impériale des faits divers: les mémoires alternatives

Une caractéristique de la temporalité impériale est la juxtaposition des temporalités historiques. L’Empire n’a pas d’histoire propre, il existe comme instance de raccordement d’une multiplicité d’histoires parallèles et évoluant...

pdf

Share