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  • D’une résurgence à l’autreDe Shoah à La Question humaine
  • Marie-Hélène Boblet

En septembre 2014, Gallimard publie un premier roman, L’Oubli, célébré dans la presse par le Prix Nobel de Littérature J.M.G. Le Clézio. La narratrice, âgée de vingt-trois ans, déclare dès l’incipit:

Extermination des juifs. Je ne vais pas entrer dans les détails. Ils nous les ont rabâchés jusqu’à l’écœurement, vous imposent des horreurs telles que Nuit et brouillard en infusant votre esprit d’une misérable culpabilité. Je le dis sans honte: je veux oublier, anéantir cette infâme Shoah dans ma mémoire et l’extraire comme une tumeur de mon cerveau. Je veux que le gouffre de l’Histoire l’ensevelisse à jamais.1

L’image du cancer, de la prolifération mortifère des cellules de mémoire, dicte le désir vital de l’oubli. Aussi le roman déplore-t-il la saturation de l’espace mental par le ressassement d’une histoire qui n’en finit pas, peu propice à quelque résurgence que ce soit puisque rien ne semble avoir été “enseveli,” au moins depuis Nuit et brouillard (1955).

Pourtant, le titre du colloque “Oubli/Résurgence” signifie une tension contraire, la répétition d’un processus d’apparition, d’abord contrarié par un enfouissement auquel succède, dans un temps second, un re-surgissement. C’est cette tension signifiée par la barre oblique entre les deux mots que je voudrais analyser, en rappelant brièvement l’évolution du discours sur les conditions de possibilité de la présence en art de la Shoah. Du refoulement à “l’ère du témoin” (Annette Wievorka 2002) puis à celle du narrateur, j’interrogerai d’abord les mobiles et les enjeux de l’interdiction qui a plané sur la littérature de fiction. Je tenterai ensuite quelques analyses de la récente présence romanesque du système nazi et de son fonctionnement linguistique, symbolique et pragmatique. Parmi les œuvres parues au tournant des millénaires qui ont fait “resurgir” la Shoah en sachant ne pas en [End Page 39] faire un thème ni tomber dans l’obscénité de la représentation de l’infigurable, je prendrai l’exemple de La Question humaine, de François Emmanuel,2 pour retracer le trajet de Shoah à La Question humaine, ou d’une résurgence à l’autre.

On sait que la nature même de l’Holocauste a engendré le silence dans lequel sont tombés les survivants des camps, qui se sentaient inaudibles et non crédibles, comme l’a attesté Simone Weil. Loin du désir d’oubli crié par le récent roman mentionné, la crainte d’oublier étreignait les contemporains lucides qui se savaient menacés d’amnésie. En témoigne l’avertissement que consigne Léon Werth dans son journal en août 1944: “L’oubli nous guette.” Répondant à Annette Wievorka, François Azouvi3 assure dans Le Mythe du grand silence que les élites intellectuelles et spirituelles se sont très vite emparées de l’événement. Il n’en reste pas moins qu’en 1946, dans Réflexions sur la question juive, Sartre ne disait pas un mot de l’Holocauste, que personne d’ailleurs, comme le rappelle Jacques Lanzmann, n’appréhendait dans sa magnitude et dans ses conséquences. En 1947 l’œuvre de Primo Levi, Si c’est un homme, trouve moins d’un millier de lecteurs et ne “resurgira” qu’à la fin des années 1980. Dans le domaine purement littéraire, selon Charlotte Wardi, aucun roman de valeur entre 1945 et 1970 ne traite du génocide juif. Le Juif, inclus dans l’énumération des victimes, est pour Sartre une pure création du regard anti-sémite, un pur pour-autrui dont l’antisémite a besoin pour se sentir supérieur.4 En général d’ailleurs, il reste objet de discours sans en devenir le sujet, et le mythe du juif errant résiste, sans actualisation, jusqu’à la Guerre des Six Jours et à la...

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