Imaginaire de la survivance et du déclin: À propos de Je m’en vais à Régina de Roger Auger

[O]n observe dans toute société des symboles ou des références névralgiques qui révèlent des dispositions, des sentiments profonds, des (hyper)sensibilités. Ils prennent la forme de malaises, de peurs, de tabous, d’angoisses et, un peu paradoxalement, ils soutiennent aussi des aspirations très fortes, des idéaux, des valeurs dominantes, des croyances, des vérités largement admises qui structurent les visions du monde, nourrissent les identités, commandent les débats publics et inspirent les orientations et les politiques de l’état.

(Bouchard 13-14)

Cet article porte sur Je m’en vais à Régina de Roger Auger (2007) et aborde cette pièce de théâtre dans le cadre d’une problématique identitaire relative à la question des croyances et des valeurs sociales. Il s’agira de mettre en relief un système de relations et de représentations à fonction axiologique incarnées par son personnel dramatique. Une hypothèse de travail circonscrit l’horizon de notre analyse : la mise en intrigue de cette pièce repose sur certains facteurs et certaines fonctions propres aux imaginaires collectifs au sens que donne à ce terme le sociologue et historien Gérard Bouchard.

Outre cette introduction, cet article comporte cinq sous-parties. La première d’entre elles propose un parcours critique qui consiste à situer notre hypothèse de travail dans le cadre des rapports complexes entre la culture, le social et le littéraire. Elle formule aussi une critique à l’égard du partage entre un « théâtre identitaire » et un « théâtre post-identitaire » (Moss 2005, 2010). Ensuite, nous insisterons sur la notion d’imaginaire collectif telle que Gérard Bouchard la conceptualise, ce qui permettra de circonscrire les paramètres de notre analyse et d’en fixer le vocabulaire technique. La prochaine sous-partie abordera l’argumentation à la lumière de quelques notions indispensables à sa compréhension pour toute œuvre théâtrale. Il y sera à tour de rôle question de conflit dramatique, de versants intérieur et extérieur de l’action relatifs au double cadre intentionnel et spatiotemporel des personnages (Molino et Lafhail-Molino 25-26), d’une typologie de l’action proposée naguère par le sociologue Max Weber et mise à profit par Molino et Lafhail-Molino dans leur modèle narratif. Ces quelques concepts permettront de mesurer l’extension de la théâtralité argumentative au sens de « jeu sur des espaces de représentation » (Vignaux 76) dans la pièce de Roger Auger et de comprendre les relations entre les distances psychologiques occasionnées par une image de soi (ethos) et les distances sociales (pathos) caractéristiques des affrontements entre les personnages dramatiques (Meyer 299). La quatrième souspartie montrera comment les conflits dramatiques entre les personnages révèlent des schémas culturels capables d’illustrer non seulement le caractère dysfonctionnel de la famille Ducharme, mais aussi la profonde division de la communauté franco-manitobaine elle-même. Quant à la cinquième et dernière sous-partie de cet article avant nos remarques conclusives, l’analyse mettra à contribution plusieurs aspects de la typologie de l’imaginaire collectif (Bouchard) afin de comprendre le jeu de relations et de représentations caractéristiques du conflit au cœur de la famille Ducharme et transposables sur le plan social. Une série de questions complémentaires orienteront alors notre réflexion. Comment les autres membres de la famille Ducharme voientils Bernard? Comment celui-ci perçoit-il notamment ses parents et ses sœurs Julie et Martha? Quelles conséquences cela entraine-t-il quant à la distinction entre un Nous à résonance franco-communautaire et un Eux interprété selon les termes de la traitrise et de l’assimilation? Quelles dimensions de l’imaginaire collectif le combat de Bernard sollicite-t-il afin d’assurer une légitimité à la culture franco-manitobaine soustraite de toute influence « étrangère » (sauf celles du Québec et de la France)? Les réponses apportées à ces questions permettront de mieux comprendre les enjeux relatifs à la...