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  • Traduire la littérature à contraintes : traduction ou transposition ?
  • Jonathan Baillehache (bio)

L’énoncé « Traduire la littérature à contraintes » pose la question de savoir quelle peut être la nature de la relation entre la littérature à contraintes et la traduction. Cette question suppose qu’on s’interroge sur ce que sont la littérature à contraintes et la traduction pour se demander si elles sont comparables, ou si au contraire elles sont animées par des visées trop singulières pour être comparées, et ce qu’on peut apprendre de leur différence. Si elles sont bel et bien comparables, on peut envisager que traduire la littérature à contraintes reviendrait à écrire de la littérature à contraintes dans une langue différente ; traduire la littérature à contraintes reviendrait à utiliser les mêmes contraintes que celles utilisées dans l’œuvre originale, mais dans la langue de traduction. C’est ainsi qu’Umberto Eco, par exemple, considère en 1984 la question de la traduction en italien des Exercices de style de Raymond Queneau : « Être fidèle, cela voulait dire comprendre les règles du jeu, les respecter, et puis jouer une nouvelle partie avec le même nombre de coups1 ». La fidélité – c’est-à-dire, selon l’image consacrée, rien moins que l’essence de la traduction – consisterait à écrire dans une langue différente un texte à contraintes selon les règles du jeu que ledit texte énonce explicitement.

Cette forme de traduction relève de l’hypertextualité, au sens où Gérard Genette la définit comme une relation « unissant un texte B [End Page 892] (que j’appellerai hypertexte) à un texte A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire 2 ». Plus précisément, la traduction du recueil de Queneau par Eco semble relever d’un type d’hypertextualité transformative (modifier le style sans changer le sujet) de régime sérieux (dans la mesure où Eco prend la contrainte au sérieux et ne s’en moque pas), similaire à celle de la transposition. Genette considère d’ailleurs la traduction comme une forme de transposition3. Si l’on généralisait l’écriture à contraintes pour en faire un modèle explicatif de la littérature en ce qu’elle met en jeu les propriétés formelles du langage, on pourrait alors penser qu’en faisant de la traduction un cas de transposition, on aurait résolu la question même de la traduction de la littérature : cette activité reviendrait à transposer un texte dans une langue différente, sans changer le sujet, et en restant fidèle aux propriétés formelles que ce texte énonce explicitement ou manifeste implicitement. Genette, prudemment, ne s’aventure pas à une telle généralisation, en rappelant que la traduction littéraire pose aussi la question diachronique de l’historicité linguistique des propriétés formelles du texte à traduire et de la traduction4. De fait, Genette, en définissant la traduction comme un cas de transposition, d’un côté, et en soulignant, de l’autre, que le problème déborde la question de l’équivalence synchronique entre hypotexte et hypertexte, ne fait au final que définir la traduction comme une transposition impossible5. Mais alors, pourrait-on faire remarquer, à quoi bon mobiliser un concept – la transposition – qui ne nous permet de définir une pratique – la traduction – que de façon négative ?

De nombreux théoriciens de la traduction littéraire se satisfont pourtant de cette conception de la traduction, avec par ailleurs des résultats pratiques très variés : ainsi Efim Etkind propose simplement de trouver, dans la tradition littéraire de la langue de traduction, l’équivalent du mètre, de la rime, ou de l’assonance contemporain au mètre, à la rime, ou à l’assonance utilisée dans le texte original6 ; tandis que pour Henri Meschonnic la visée de la traduction est de rester fidèle aux propriétés formelles du texte à traduire qu’il décline [End Page 893] sous le nom générique de « rythme7 » : accentuation...

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