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  • Cher Monsieur le Président. Quand les Français écrivaient à Woodrow Wilson (1918-1919) by Carl Bouchard
  • Bruno Cabanes
Carl Bouchard
Cher Monsieur le Président. Quand les Français écrivaient à Woodrow Wilson (1918-1919)
Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015, 300 p.

De nos jours, le président Barack Obama reçoit quotidiennement 20 000 lettres et courriels en moyenne, adressés par de simples citoyens. Une équipe de cent cinquante personnes, rattachée à la Maison Blanche, est chargée d’en produire une synthèse hebdomadaire, de les classer et de les archiver. Avec les progrès de l’alphabétisation, le développement du courrier, puis du courrier électronique, les correspondances personnelles au chef de l’État ont connu, depuis un siècle, un développement spectaculaire. En période de crise, en temps de guerre et, surtout, dans les régimes totalitaires, on écrit pour dénoncer les mauvais [End Page 533] citoyens et les ennemis de l’intérieur, comme dans la Russie stalinienne 1. Le besoin de croire en la possibilité d’un échange privé avec le chef de l’État comporte aussi une dimension émotionnelle, quasi religieuse : on implore un parrainage, un soutien, de la pitié. Toutes ces tentatives tendent à diversifier, à densifier et à resacraliser les rapports au pouvoir suprême.

Mais qu’arrive-t-il lorsque des citoyens ordinaires s’adressent au chef d’État d’un pays étranger, une personnalité lointaine, qu’ils connaissent à peine et ne verront sans doute jamais ? À la fin de la Première Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, le président américain Woodrow Wilson reçut des milliers de lettres personnelles de ce type. Elles n’émanaient pas de ses propres concitoyens mais de correspondants du monde entier, parfois très jeunes – comme cette fillette de huit ans, Jeannine, qui remerciait « le sauveur de la France » d’avoir rendu à sa grand-mère un sourire qu’elle croyait disparu pour toujours à cause de la guerre. Spécialiste d’histoire des relations internationales, plus précisément de la question de la paix au lendemain du premier conflit mondial, Carl Bouchard s’est immergé dans le fonds jusqu’ici inexploité des correspondances privées de Wilson, conservé à la bibliothèque du Congrès. Le résultat est un livre émouvant, qui laisse entendre, à travers des codes d’écriture que l’auteur analyse avec soin, les voix de Français ordinaires, offrant un saisissant aperçu de leurs attentes et de leurs imaginaires politiques après quatre ans de guerre.

L’ouvrage confirme l’hypothèse émise il y a quelques années par l’historien Erez Manela : il y eut bien, en 1918 et en 1919, un « moment Wilson » – une période relativement brève où tout semblait possible, sous l’influence des États-Unis et du nouvel ordre mondial promis par le président américain 2. Grâce aux progrès de la presse en Égypte, en Inde et en Chine, les discours de Wilson furent traduits, parfois appris par cœur et largement débattus dans les milieux nationalistes, malgré la censure des autorités coloniales. En Europe, le culte de Wilson fut soigneusement orchestré par le Committee on Public Information, dans le but, affirmait son directeur, George Creel, un ancien journaliste, de « gagner l’esprit de l’humanité ». Ce « moment Wilson » fut de courte durée : il émergea à la fin de la guerre, atteignit son apogée à l’hiver 1918 et au début de 1919 et se délita rapidement avec la signature du traité de paix de Versailles – jugé décevant dans de nombreux pays – et le rejet de sa ratification par le Congrès américain. Les milliers de lettres adressées par des citoyens français suivent une chronologie à peu près analogue, passant, dans un temps relativement court, d’espoirs considérables à une amère désillusion, lorsque les Français réalisèrent que le président n’avait pas forcément leurs seuls intérêts en tête.

La venue de Wilson en France pour les négociations de paix – le premier voyage officiel d’un président américain...

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