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  • Politiques publiques, économie comportementale et échecs de marché : éviter le piège paternaliste
  • Pierre-Yves Néron (bio)

À travers la promotion de ce qu’ils appellent les « nudges », Richard Thaler et Cass Sunstein prétendent jeter les bases d’une nouvelle philosophie des politiques publiques : le « paternalisme libertarien ». Les mesures associées à un tel programme réaliseraient l’exploit d’inciter les individus à prendre de meilleures décisions, dans leur intérêt bien compris, tout en préservant leur liberté de choix. Accueillis très positivement dans certains milieux politiques, vilipendés dans d’autres, les auteurs n’hésitent pas à qualifier leur approche de véritable « troisième voie1 ». Le paternalisme libertarien se présente comme un moyen d’améliorer drastiquement les politiques publiques, et ce dans de nombreux domaines.

Mais en quoi cette philosophie des politiques publiques est-elle paternaliste ? Une telle étiquette permet-elle de restituer adéquatement le débat, et de déterminer les implications normatives du vaste et ambitieux programme de recherches de l’économie comportementale ? Je cherche à montrer dans cette article que le label « paternaliste » est un choix malheureux de la part de nos auteurs : non seulement il ne permet pas de rendre compte adéquatement de leur position, mais encore, il tend une perche critique à leurs adversaires. Ce faisant, j’espère remettre en question le cadre théorique classique du débat sur les nudges, qui se réduit bien souvent à l’opposition paternalistes/antipaternalistes.

Dans ses travaux les plus récents2, Sunstein tente de répondre à certaines critiques qui lui ont été adressées, et soutient la thèse selon laquelle concevoir les politiques publiques en termes de nudges permet [End Page 59] de pousser à un niveau plus élevé l’analyse classique des « échecs de marché » (market failures). C’est cette thèse que je me propose de décortiquer dans cet article. J’espère montrer qu’elle pointe en direction de faiblesses importantes dans la façon dont les nudges sont conceptualisés, ainsi qu’à des confusions majeures dans la manière dont les débats sur les nudges sont menés. Les débats sur les nudges, et surtout sur les leçons à tirer des recherches en économique comportementale, doivent aller dans d’autres directions, plus fécondes.

Quelle conception des politiques publiques ?

Les nudges peuvent être compris comme des techniques de gouvernement qui consistent à orienter, sans la contraindre de manière coercitive, la conduite des individus à la fois dans leur intérêt et dans celui de la collectivité3. Inspirés des travaux contemporains en économie comportementale, ces outils de politiques publiques visent à corriger les errements des individus (erreurs de raisonnement, évaluations erronées, faiblesse de la volonté, etc.) en les incitant à prendre par défaut les meilleures décisions. L’objectif est d’influencer leurs comportements et leurs choix dans divers domaines, allant de l’assurance maladie à la lutte contre le réchauffement climatique, en passant par la gestion de l’épargne individuelle, l’alimentation, le don d’organe ou le choix d’une retraite complémentaire, en modelant les « architectures de choix » au sein desquelles de telles décisions sont prises4.

On le sait, cette conception des politiques publiques repose en grande partie sur l’étude des biais cognitifs et heuristiques de jugement, qui est un programme de recherche en pleine expansion depuis une vingtaine d’années5, développé entre autres par Kahneman et Tversky. L’idée est que nos prises de décisions sont lourdement tributaires de biais cognitifs, c’est-à-dire des schémas de pensée causant des déviations du jugement ou des erreurs de raisonnements : nous accordons par exemple une importance démesurée au présent au détriment du futur, nous évaluons très mal la valeur des biens que nous possédons (aversion à la perte), nous avons une tendance à nous surestimer (biais de surestimation), ou encore, nous préférons une situation désagréable au changement (biais de statu quo), etc.6 Ces biais cognitifs engendrent des heuristiques de jugement, méthodes de jugements rapides et intuitives, s’exerçant au détriment de nos...

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