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  • Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple by Nicolas Mariot
  • Emmanuel Saint-Fuscien
Nicolas Mariot Tous unis dans la tranchée? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple Paris, Éd. du Seuil, 2013, 487 p.

À rebours de l’anthropologie historique de la Grande Guerre et d’une certaine histoire militaire, l’auteur pose d’entrée le temps des tranchées de 1914-1918 comme un moment important de cristallisation des distances sociales. Pour décrire les formes de la distanciation, il revendique une approche « plus réaliste sociologiquement » des témoignages écrits par des élites intellectuelles (p. 12). Il déduit de leur lecture le maintien, le déplacement [End Page 267] et parfois le renforcement des différences entre groupes sociaux, en tout cas entre « classes dominantes » et « gens du peuple » qui se rencontrent au front.

Le corpus de l’ouvrage est constitué des écrits de quarante-deux témoins, dont beaucoup sont de jeunes intellectuels d’exception ou des auteurs déjà confirmés: Alain, Guillaume Apollinaire, Henri Barbusse, Marc Bloch, Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, Louis Pergaud, Léon Werth… Ces témoins sont des « élus d’écoles », des bourgeois qui écrivaient beaucoup mais ont commencé leur campagne au sein de la troupe. En effet, Nicolas Mariot a choisi des élites mobilisées comme soldats du rang – trente-et-un sur quarantedeux–, même si la majorité d’entre eux terminent leur campagne avec des grades de sous-officiers ou d’officiers. L’objectif du sociologue est de privilégier la vision d’intel-lectuels au contact des soldats.

L’auteur commence par présenter ce qu’il appelle la matérialité de la rencontre, qui inaugure, selon lui, « l’entremêlement des hiérarchies sociales et militaires » (p. 65), soit une hiérarchie militaire, reflet de la domination sociale, décrite au singulier. Le singulier est d’ailleurs discutable, car les centaines de milliers de caporaux et de sergents à qui obéissent effectivement les hommes du rang appartiennent principalement aux classes populaires ou intermédiaires. Une immense partie des relations de domination sous l’uniforme entre 1914 et 1918 se vivent donc non pas entre bourgeois et hommes du peuple, mais entre hommes issus de milieux contigus: agriculteurs, meuniers, tonneliers, garçons de café, boutiquiers, représentants de commerce, employés de bureau, coiffeurs, typographes, garçons de magasin… et, bien sûr, instituteurs. Dès lors, l’étude de ce qui distingue, de ce qui différencie, de ce qui sépare les classes dominantes des classes subalternes paraît difficilement pensable par le seul biais de l’altérité entre, d’une part, l’« intellectuel bourgeois » et, d’autre part, les « classes populaires », sans que le pluriel en question ne soit d’ailleurs jamais clairement précisé.

S’éloignant un instant des hommes du rang, N. Mariot énonce les avantages que la position de chef de contact procure à celui qui l’occupe: un couchage isolé et confortable, une nourriture plus abondante, une « domination sans limite » sur les hommes (p. 84) et, notamment, sur les ordonnances, les hommes à tout faire des officiers. L’auteur met par ailleurs en évidence les spécificités de classe au sein de la troupe, au prisme des écrits de son corpus. L’intellectuel du rang se sent seul, parfois persécuté, souvent déclassé et toujours marginalisé.

Adossé au travail de Jean-Claude Passeron et Claude Grignon1, N. Mariot propose de déplacer la lecture des deux sociologues sur la société des tranchées dans une deuxième partie: « Le savant et le populaire, in vivo ». Il avance ainsi que les intellectuels portent un regard souvent dépréciateur et toujours légitimiste sur les « gens du peuple »: « Loin d’être abolis par la rencontre, ethnocentrisme de classe et légitimisme culturel – l’idée que les compétences individuelles doivent être évaluées au regard de la maîtrise d’un savoir savant ou scolaire – paraissent renforcés par l’environnement du front » (p. 206). Les écrits des intellectuels sont analysés au regard de cette thèse même lorsqu’ils énoncent le contraire, par exemple...

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