Vallès et les cultures orales ed. by Élisabeth Pillet and Corinne Saminadayar-Perrin. (review)

Cet excellent collectif sur les rapports que l’œuvre de Jules Vallès entretient à l’oralité présente une grande richesse méthodologique grâce aux outils théoriques que mettent en œuvre les auteurs: dialogisme bakhtinien, sociologie bourdieusienne, sociolinguistique, stylistique (voir l’étude magistrale d’Élisabeth Pillet sur les ‘phrases à effet’ chez Vallès), esthétique, anthropologie, psychanalyse, philosophie, rhétorique et communication. À travers le filtre vallésien, l’enquête porte aussi sur la refonte des cultures de haute légitimité et la fabrique des cultures populaires urbaines dans la première ère médiatique de masse. Dans une Introduction où elle problématise les transactions entre l’écrit et l’oral au dix-neuvième siècle, Corinne Saminadayar-Perrin analyse les facteurs expliquant l’intérêt que le siècle de l’imprimé accorde aux formes savantes de l’oralité, telles les pratiques oratoires, et aux cultures orales d’origine populaire, dont celles des paysans, des artisans et des ouvriers. L’écriture périodique et romanesque de Vallès ‘prend en compte la quasi-totalité des territoires contemporains de l’oralité: la chanson, la parole du peuple restituée par le reportage social, mais aussi la polyphonie romanesque capable de donner voix à tous les acteurs de la fiction’ (pp. 8–9). Dans son étude sur les mutations de la chanson au temps de Vallès, Jean-Pierre Zubiate rappelle les formes de la diffusion chansonnière, l’invention du café-concert et le déclin des sociétés chantantes sous le Second Empire. Jean-Claude Yon montre ensuite combien la chanson, et avec elle, l’univers du café-concert, doit ‘batailler’ (p. 57) sur plusieurs champs pour s’imposer dans le monde des spectacles sous le Second Empire, lequel censure et surveille la chanson pour raisons morales ou politiques. Mourad Khelil éclaire ainsi la figure de Jacques Vingtras chansonnier dans un épisode du Bachelier, qui expose les usages politiques et satiriques de l’oralité et le rôle de la bouche comme organe même de l’oralité. Dans son chapitre sur le ‘corps de la voix’ dans l’œuvre de Vallès, Saminadayar-Perrin considère la valorisation de ‘toutes les formes d’oralité authentiques’ (p. 181), telle l’inscription harmonieuse du corps qu’incarne la chanteuse Thérésa. Sandrine Carvalhosa aborde la causerie, forme moderne de la conversation qui passe du salon au journal et aux conférences publiques; avatars démocratiques de la conversation, les conférences sont elles aussi victimes d’une surveillance qui restreint l’inventivité des orateurs. Vallès le réfractaire, qui pratique la chronique-causerie dans le journal et, brièvement, la conférence, se dresse ainsi contre les ‘servitudes qui pèsent sur la presse, l’imprimerie, la tribune et la jeune génération’ (p. 90). Traversé par l’oralité, le recueil de La Rue à Londres (Paris: Charpentier, 1884) cherche à faire entendre la voix des dominés, mais Vallès, reporter en exil après la Commune, ne semble capter dans les rues londoniennes qu’un faible écho du cri parisien révolutionnaire, comme le montre Céline Léger. Dans leurs chapitres respectifs, Silvia Disegni, Cécile Robelin et Arouna Coulibaly analysent sous un angle différent les tensions entre culture savante et culture populaire qui structurent et animent la trilogie de Vingtras. Si Vallès choisit le roman, écrit Robelin, ‘c’est qu’il le sait capable de porter le sens social de l’oralité, de conserver le fragile murmure des minorités’ (p. 198). Jérôme Meizoz clôt la réflexion en la prolongeant jusqu’au vingtième siècle sur les ‘batailles de voix’ que mettent en scène d’autres ‘transfuges’ sociaux, tels Annie Ernaux et Édouard Louis. Ces enquêtes novatrices mettent brillamment en lumière les effets du décentrement...