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  • Éthique et rhétorique de la Révolution chez Gracchus Babeuf et Toussaint Louverture
  • Ronan Y. Chalmin (bio)

Pour celui qui s’intéresse de près aux événements sans précédent qui agitent la France et ses colonies à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, la réunion des noms de Gracchus Babeuf et de Toussaint Louverture peut sembler inattendue. En effet, qu’ont-ils en commun, ces deux individus que l’épiderme et la géographie séparent? Qu’y a-t-il de commun entre le «Tribun du peuple» et le «Premier des Noirs», si ce n’est la grande révolution qui les occupe, le combat pour la sauvegarde des valeurs de la république qui les motive, la défense des droits nouvellement acquis qui les anime?

Gracchus Babeuf et Toussaint Louverture partagent le paradoxe historique d’être à la fois premiers et derniers. Outre le fait d’être restés dans l’Histoire comme les précurseurs du communisme et de l’anticolonialisme – «La première apparition d’un parti communiste réellement agissant1», pour Babeuf; l’un des pères fondateurs de la première République noire, pour Louverture2–, ils sont aussi les derniers défenseurs des droits de l’homme dans la Révolution française. Babeuf et Louverture incarnent, à partir du 9 thermidor an II et la chute de Robespierre, la lutte âpre autour de la question sociale et [End Page 836] de la question coloniale, la défense sans compromis possible de la promesse de liberté et d’égalité chèrement gagnée, en France et dans la colonie de Saint-Domingue. C’est Babeuf lui-même qui le déclare au procès de Vendôme qui s’ouvre en 1797, alors qu’il est jugé devant la Haute Cour comme conspirateur: «Nous sommes les derniers des Français, nous sommes les derniers des énergiques républicains3[…]». Titre élogieux, que Babeuf donne aux conjurés, et qui pourrait tout autant sied à la même époque à Toussaint Louverture et aux esclaves libérés de la future île d’Haïti. Républicains, et patriotes, Babeuf et Louverture le seront, au prix même de leur vie. Car c’est bien pour le «triomphe de la liberté et de l’égalité4» que Louverture a lutté. Triomphe auquel Babeuf a été pareillement intéressé: «Mes enfants, j’ai exposé cent fois ma vie au triomphe de l’Égalité et de la Liberté5». On appréciera ici la même tournure de langue, la même passion dans l’engagement, mais le changement de priorité, la primauté de la liberté chez Louverture, et celle de l’égalité chez Babeuf, toutefois réunies dans le dernier acte de la grande Révolution, pour un même et universel triomphe.

Écrire au Directoire

Pour mieux saisir le caractère exceptionnel de la rencontre purement intellectuelle que nous nous proposons d’imaginer ici, il faut lire l’une avec l’autre les deux lettres envoyées au Directoire par Gracchus Babeuf et Toussaint Louverture, à quelques mois d’intervalle, lettres-manifestes souvent citées mais trop peu étudiées, qui mettent clairement en perspective la définition de leur entreprise, et au-delà, la stigmatisation de la crise qui mine la Révolution à partir de Thermidor, sous forme de tension grandissante entre ce que l’abbé Grégoire nomme «la morale des intérêts» et «les intérêts de la morale6». Qui plus est, la lecture simultanée des deux missives nous montre que révolutions [End Page 837] française et haïtienne ne sont pas deux événements déconnectés, indépendants l’un de l’autre comme souvent avancé. Cette lecture souligne bien plutôt les «interactions du processus révolutionnaire des deux côtés de l’Atlantique7». Par-delà les revendications spécifiques liées à la contingence des structures sociopolitiques à Paris ou à Saint-Domingue, ces deux lettres créent en fait un même espace de réflexion et de contestation d’ordre politique et moral à l’intérieur d’un événement d...

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