Isabelle de Charrière: Salonnière virtuelle. Un itinéraire d’écriture au XVIIIe siècle by Monique Moser-Verrey (review)

Dans une monographie souplement articulée aux grands moments qui marquent le parcours d’écriture d’Isabelle de Charrière, Monique Moser-Verrey propose des perspectives riches et multiples sur une œuvre à laquelle elle a consacré depuis une vingtaine d’années de nombreuses recherches, nouées en une gerbe généreuse. Bien informée sur l’histoire des textes, leur genèse et leurs circonstances biographiques, offrant un large écho à la critique charriériste, ancienne et actuelle, cette étude soumet l’œuvre d’Isabelle de Charrière à des questionnements originaux, tout en livrant, sous forme de détours bienvenus, des études ponctuelles d’une grande richesse—par exemple sur les nouvellistes issus de la culture des salons, sur le langage du corps dans la nouvelle française du xviii^e siècle, sur le genre du portrait inventé par les femmes au xvii^e siècle, sur la nationalisation de la poétique à partir des années 1770.

S’attachant d’abord aux textes rédigés avant la Révolution, Moser-Verrey accorde une grande attention aux formes de socialité qui informent l’œuvre de la romancière, et façonnent aussi ses modes de co-rédaction, de lecture et de diffusion, dans des cercles souvent étroits mais très concernés. Elle s’intéresse à tous les types de communication—expressions du corps, interactions verbales et non-verbales, jeux de regards—tels que Mme de Charrière a pu les identifier dans les cercles qu’elle fréquentait, puis les représenter dans des « tableaux » illustrant des dynamiques sociales fortement liées aux raisons de l’ordre aristocratique. L’univers de la romancière, contrairement à celui des romanciers réalistes du xix^e siècle, est celui des relations privées et interpersonnelles dans le cadre du couple, des familles, des cercles mondains. La rue, la ville, les professions, les milieux politiques y sont à peu près absents. Moser-Verrey se concentre donc à juste titre sur les interactions—visuelles, orales, écrites—qui se manifestent dans cet univers où la conversation, la correspondance, privée ou à plusieurs, le jeu, les échanges de portraits constituent le fond même d’une socialité de la mise en scène, à laquelle Mme de Charrière participait tout en dénonçant le peu de place qu’elle laissait, en particulier, à l’expression de la vérité intime et singulière des individus.

Dans les chapitres consacrés à la production d’Isabelle de Charrière contemporaine de la Révolution, Moser-Verrey met en lumière la conscience vive qu’a eue l’auteur de la disparition de la socialité cosmopolite d’Ancien Régime et de ses références universelles, au profit du développement des identités nationales européennes, du génie des nations, de l’esprit des lieux, de la théorie des climats. Alors qu’elle eut dès sa jeunesse un sens aigu des différences culturelles, renforcé par son multilinguisme et sa position de Hollandaise vivant en Suisse, Mme de Charrière prend acte après la Révolution, avec une grande lucidité, de la nationalisation de la littérature et de l’importance que prend la géographie politique et culturelle. Attentive à la localisation des intrigues (Suisse, France, Bretagne, Ecosse, Allemagne), à l’identité nationale des personnages, à l’impact sur eux des événements historiques, Moser-Verrey lit les œuvres de Charrière de cette période en insistant sur l’invention de genres aptes à illustrer les questionnements aigus que soulève l’ère postrévolutionnaire—la mise en cause des autorités traditionnelles, la diversification sociale des lecteurs, l’exigence d’instruction populaire, l’émergence des littératures nationales et d’une première forme de comparatisme. Le récit qu’elle livre de la relation, amicale et professionnelle...