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Reviewed by:
  • River of Dark Dreams. Slavery and Empire in the Cotton Kingdom by Walter Johnson
  • Pierre Gervais
Walter JOHNSON. – River of Dark Dreams. Slavery and Empire in the Cotton Kingdom, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2013, 526 pages.

Walter Johnson poursuit son entreprise de subversion des codes de l’histoire états-unienne de l’esclavage au XIXe siècle, entamée avec Soul by Soul (1999). En faisant de la pratique sudiste de l’esclavage avant la guerre de Sécession une expression culturelle du marché capitaliste, l’auteur fusionnait ces deux phénomènes d’habitude opposés par l’historiographie dans un même imaginaire d’aliénation des corps et des esprits au profit de l’équivalent général fourni par le signe monétaire. Dans cette narration remodelée, le Sud esclavagiste, loin d’être un extérieur du Nord-Est capitaliste, en exprimait au contraire l’essence, et l’irréalité. River of Dark [End Page 178] Dreams étend cette entreprise d’annexion syncrétique par l’esclavage des différents territoires indépendants du champ historiographique états-unien. Cette fois-ci, c’est l’expansion territoriale qui est en ligne de mire; pionniers et impérialistes sont renvoyés sans appel à leur vérité profonde d’esclavagistes capitalistes.

Comme toujours avec Johnson, la réflexion est moins linéaire qu’impressionniste, quasi pointilliste. Le livre aborde ses thématiques successives à travers la narration d’événements en apparence anecdotiques ou l’observation de gestes quotidiens, qui, un peu à la manière de Ginzburg, produisent du sens, et de préférence un sens inattendu. Le résultat est une réécriture dont l’objectif n’apparaît que progressivement, avec l’accumulation des pas de côté et des prises de distance avec l’historiographie officielle. La révolte oubliée d’un petit groupe d’esclaves du Delta sert ainsi de point de départ pour reconstruire l’itinéraire qui conduit du rêve jeffersonien de conquête de la vallée du Mississippi et d’installation d’une république de propriétaires indépendants «blancs» au cauchemar du «royaume du Coton». Cette transformation n’était ni un hasard, ni une trahison; Jefferson et ses successeurs étaient en effet obsédés par la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Pour Johnson, c’est par peur des esclaves que les États-Unis se lancèrent dans une politique d’éradication des Amérindiens et des modèles européens concurrents dans la vallée du Mississippi, et c’est pour y renforcer leur domination qu’ils laissèrent s’y développer l’esclavage. Et c’est avec les armes du capitalisme commercial que la conquête se déroula, à mesure que territoires et esclaves étaient subsumés sous l’équivalent général du dollar – Johnson ne cesse de revenir au «capitalisme commercial-racial» et à ses signes monétaires, pour mieux enterrer le mythe pseudo-aristocratique et paternaliste de l’idéologie sudiste.

Cette nouvelle société esclavagiste était traversée de terreurs non dites et de violences racistes et sexuelles, comme l’illustre un extraordinaire exemple de crise de panique locale, héritière directe des chasses aux sorcières du siècle précédent, débouchant sur le procès et l’exécution d’esclaves soupçonnés de velléités de révolte et de «blancs» marginaux que l’imaginaire communautaire transforma en traîtres potentiels. C’était aussi une société capitaliste, obsédée par le progrès technique – un progrès technique instable, à l’image de la navigation à vapeur, meurtrière pour les passagers, désastreuse écologiquement pour les forêts alentour, ses utilisateurs plus proches conceptuellement du joueur de poker que du choix rationnel, et ses bailleurs de fonds incapables de juguler une concurrence autodestructrice. Dans la suite de ses travaux précédents, Johnson donne aussi de riches descriptions de l’incohérence des catégories raciales, de l’instabilité des barrières «de couleur», de la multiplicité des «passeurs» dont la seule existence subvertit l’édifice de l’esclavage, et surtout...

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