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  • Proses du monde. Les Enjeux sociaux des styles littéraires by Nelly Wolf
Wolf, Nelly. Proses du monde. Les Enjeux sociaux des styles littéraires. Lille: Presses Universitaires du Septentrion, 2014. isbn 9782757406083. 263p.

Nelly Wolf prolonge ici son précédent ouvrage, Le Roman de la démocratie, qui était “fondé sur l’hypothèse d’une politique des formes narratives liée à des contextes historiques et sociaux” (15), par une sociologie des styles romanesques, le style étant conçu comme “l’empreinte d’un écrivain dans la langue,” qu’elle définit dans son introduction: “Dans une perspective sociologique, c’est le style qui est dépositaire d’un éthos social, sous la forme d’un éthos linguistique” (15). En d’autres termes, une “sociolecture des styles littéraires [. . .] examine en quoi ces événements linguistiques sont des prises de position dans la langue [. . .] et trahissent une logique sociale” (15). Une telle perspective représente “une autre manière de parcourir l’histoire politique et sociale de la France moderne et contemporaine” (16). Plusieurs études sont réparties en quatre chapitres.

Le premier chapitre examine la place du peuple à la fois dans la fiction et dans la langue littéraire, à travers les œuvres de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, de Balzac à Renard. Dans le premier des quatre volets, “Fictions et dictions démocratiques,” c’est à la fois le motif du peuple et son sociolecte qui sont envisagés, après quoi “Le métier d’écrivain” explore les différentes facettes de la métaphore de l’écrivain-travailleur chez Sand, Zola et Huysmans. La section “L’oral et l’écrit” retrace ensuite l’histoire d’un “chassé-croisé” à partir d’exemples de représentations de l’écrit populaire empruntés à Murger et aux frères Goncourt. Enfin, dans “Le peuple au naturel,” Nelly Wolf s’attarde sur les concepts de naturel et de simplicité, centraux dans l’esthétique de Jules Renard, entre “ascèse narrative” et “style républicain,” dont elle souligne la modernité comme précurseur des écritures blanches.

Un deuxième chapitre, intitulé “Migrations,” s’intéresse aux rapports entre langue littéraire et langue nationale en interrogeant le statut de la littérature juive de langue française du vingtième siècle, qui se négocie entre les deux guerres mondiales. Les écrivains juifs tentent alors de “définir à travers la langue romanesque les termes d’une adhésion au pacte républicain” (16). Conçue par certains auteurs comme un “régionalisme” littéraire, la littérature juive est, dans l’imaginaire d’Albert Cohen, “une expérience juive de la langue et [. . .] une position juive dans la langue,” en même temps qu’elle rend compte “d’un rapport universel à la langue” (105). Irène Némirovsky, quant à elle, fait circuler dans son œuvre le stéréotype du [End Page 178] “petit juif aux cheveux roux,” et plus largement une constellation de topoï négatifs, représentation qui témoigne d’un rapport complexe à la judéité, “résultat d’une rencontre entre une configuration psychique [. . .] et une configuration sociologique [. . .]” (116). Après la Shoah, dans l’œuvre de George Perec, l’amnésie et le déni entrent en conflit avec “le cryptage d’une histoire familiale liée au destin du peuple juif. Profitant des jeux oulipiens, ses textes accueillent la présence clandestine de signifiants personnels” (121).

L’auteur aborde ensuite la posture du “désengagement.” Ce désinvestissement est inauguré subrepticement dans l’entre-deux-guerres par deux figures emblématiques de l’engagement des intellectuels, Gide avec Geneviève, puis Aragon dans Aurélien. Après la Seconde Guerre mondiale, le désengagement se manifeste dans l’“écriture blanche,” qui devient alors dominante dans le second vingtième siècle, en lien avec le “lapsus narratif.” Nelly Wolf met en évidence avec force les liens qui unissent de tels partis-pris esthétiques avec le bouleversement historique de la Seconde Guerre mondiale et son occultation en France: “le refus de l’histoire se conjugue au retrait politique. L’écriture blanche fournit son code narratif à ce double refoulement” (16). Albert Camus “occupe une place à la charnière du retrait et de l’engagement énonciatif ” (161) dans La Peste, où le “dispositif allégorique recouvre une véritable esthétique de la transposition” (161), inaugurant “une ère du soupçon” que Robbe-Grillet, et plus largement le mouvement néo-romanesque du milieu des années 1950 à la fin des années 1970, “conduisent à son acmé” (16) en marquant la “Fin de l’histoire.” Le roman de Robbe-Grillet Projet pour une révolution à New York (1970) exprime néanmoins un imaginaire partagé avec le mouvement révolutionnaire de mai 1968: “Ainsi la littérature, après avoir tenté de se déprendre de l’histoire se trouve-t-elle pour ainsi dire piégée par elle” (187).

Le dernier chapitre s’attache à la “figure polymorphe” du “Français moyen,” “type national” (16) qui émerge dans les années 1960, dans le roman Les Choses de Perec pour ce qui est de la littérature, autre forme de conséquence de l’amnésie gaullienne de la Seconde Guerre mondiale. Cette figure apparaît également dans le roman à tendance pédophile de Gabriel Matzneff, où le Français moyen apparaît comme “un repoussoir qui permet de délimiter les contours d’une posture aristocratique fondée sur la transgression sexuelle” (16). Le Français moyen fournit d’autre part un patron stylistique aux œuvres littéraires, à la lumière duquel est ensuite envisagée l’œuvre d’Annie Ernaux, marquée par “L’exception sociale” qui éclaire la crise identitaire de la classe ouvrière dans la France des Trente glorieuses. Le passage à l’“écriture plate,” revendiquée par l’écrivaine à partir de 1981, qui “s’apparente [. . .] à une sorte de français moyen” (222), “est ainsi l’occasion d’une subtile permutation. Le Français moyen, écarté comme stéréotype contre-définitionnel, se réinscrit dans la langue pour témoigner d’une mémoire ouvrière retrouvée et d’un écrit populaire partagé.” (222) Au terme du parcours, Patrick Modiano, qui passe lui aussi à l’écriture blanche après ses tout premiers romans, incarne le “regret du Français [End Page 179] moyen” avec une œuvre travaillée par la figure de la fuite, en lien avec les “impasses mémorielles du second après-guerre” (223): “Le Français moyen s’affirme [. . .] dans la langue. Il y désigne, non plus seulement les Trente glorieuses, mais le passé que cette période a occulté” (235). Ainsi, le double topos du Français moyen, à la fois figure et patron stylistique, “permet d’encrypter les conflits auxquels est confrontée l’identité juive” (16).

La conclusion propose une ouverture à d’autres écrivains contemporains tels que François Bon, François Bégaudeau, Virginie Despentes, Laurent Binet et Patrick Chamoiseau. Notons pour finir que cette enquête littéraire passionnante accorde toutefois une place inégale à la langue des écrivains, contrairement à la promesse du titre de l’ouvrage.

Bruno Thibault
University of Delaware

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