University of Nebraska Press
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Toudoire-Surlapierre, Frédérique. Colorado. Paris: Éditions de minuit, 2015. isbn 9782707328250, 174p.

Cet essai nous propose d’entrer dans la littérature par le biais ou le prisme des couleurs, c’est-à-dire de suivre le passage de l’inscription en noir et blanc sur la page à un imaginaire coloré produit par l’œuvre. Toudoire-Surlapierre note en préambule que “notre vocabulaire pour dire les couleurs est extrêmement réduit, [. . .] de huit à onze mots, alors qu’on serait capable de discerner un million de sensations de couleurs [. . .]” (30). Mais plus qu’une simple perception sensorielle et neuronale, la couleur est évidemment un besoin pulsionnel autant qu’esthétique, comme on le voit chez Baudelaire qui “effectue la transformation poétique de la couleur en jouant sur les deux niveaux de signification, la pulsion et le verbe” ou encore chez Rimbaud dont l’alphabet des voyelles et le “coloriage” (121) proposent des “couleurs inédites” (121), crues et voyantes. Pour le poète voyant, la couleur ne fait-elle pas partie des codes esthétiques qu’il s’agit de déconstruire? Par-delà la question de la symbolique ou de la métaphysique des couleurs, Toudoire-Surlapierre observe que celles-ci renvoient aux mentalités et aux comportements d’une époque. Si “l’usage des couleurs est réglementé et codifié depuis l’Antiquité” (30), en revanche, comme phénomène optique, le spectre des couleurs suit les avancées des concepts scientifiques. Toudoire-Surlapierre se penche successivement sur Descartes qui, dans son Traité du monde et de la lumière (1633) et dans son Dioptrique (1637) rejette “la distinction entre couleurs apparentes et couleurs véritables ainsi que la distinction traditionnelle entre lux et lumen” (36); puis sur Newton qui, dans son Traité d’optique (1704), analyse la couleur “par analogie avec les sept tons de l’échelle musicale” (37); et enfin sur František Kupka et Robert Delaunay qui vont théoriser et esthétiser le “cercle chromatique” à l’orée du vingtième siècle. Plusieurs pages sont consacrées aussi aux réflexions philosophiques sur la couleur, par exemple chez Wittgenstein et Merleau-Ponty, en passant par Goethe et son Traité des couleurs (1810). À chaque étape, Toudoire-Surlapierre étudie comment “on se dispute la couleur, que ce soit en sciences humaines ou en sciences exactes” (31). La section intitulée “Mysticiser la couleur” (48–52) est intéressante: elle porte sur les théories de Kandinsky qui explique, dans son essai Du Spirituel dans l’art (1911), que “l’apprentissage des couleurs est une expérience spirituelle en soi” (49), “qui s’adresse à l’âme” (49).

Une section particulière porte aussi sur “Les couleurs de la religion” (54–59), contrastant la symbolique du blanc, du rouge, de l’or et du bleu—mais aussi opposant l’art de l’icône orthodoxe et la peinture de la Renaissance. En Europe, pour paraphraser Jean-Michel Maulpoix dans Une Histoire de bleu (1992), il semble qu’on ait usé le bleu jusqu’à la corde. Le bleu a perdu aujourd’hui son intensité, sa vitalité: il s’est délavé comme une vieille paire de jeans et il semble définitivement dévalorisé. Le bleu n’est plus “ce point de rencontre idéal entre logos et psyché” (13), ce [End Page 176] symbole selon lequel “la pensée habite dans les hauteurs” (14). Toudoire-Surlapierre analyse aussi le pouvoir mimétique de la couleur et son impact sur l’art de la photographie et du cinéma, deux techniques d’expression nées en noir et blanc. D’excellentes observations sont présentées sur le travail de Raymond Depardon, photographe et cinéaste, ainsi que plusieurs commentaires astucieux sur La Ricotta (1963) de Pasolini (59–61), Pierrot le fou (1965) de Godard (126–29), Le Désert rouge (1965) d’Antonioni (87–88) ou Pleasantville (1998) de Gary Ross (95–98). Si le dix-neuvième siècle est incontestablement le siècle des couleurs, de leurs mélanges comme de leurs contrastes, de leur exaltation finale dans l’Impressionnisme, en revanche le vingtième siècle valorise l’avènement d’une seule couleur. Selon Toudoire-Surlapierre, le monochrome abstrait du vingtième siècle est une réponse aux mélanges des couleurs du siècle précédent: “Son uniformité et sa monotonie d’effet ne sont pas seulement un procédé pictural: elles révèlent les tropismes culturels d’une époque et ‘visibilisent’ tout un pan de l’histoire artistique, [. . .] celui de l’écriture blanche et du degré zéro de l’écriture.” (62) Le fameux Carré blanc de Malevitch n’est-il pas un détournement novateur de l’esthétique de l’icône? Ne permet-il pas de se débarrasser de “la pesanteur métaphorisée par le poids de l’objet?” (63) Pour illustrer son propos, Toudoire-Surlapierre analyse ici le roman Carré blanc (2003) d’Yves Ravey et indique comment ce texte apporte “une réponse fictionnalisée à ces questions.” (70) Dans son dernier chapitre, “Les Couleurs de l’Amérique” (130–64), Toudoire-Surlapierre met en contraste le traitement littéraire des couleurs chez les Européens et chez les Américains. À la suite des analyses de Jacques Cabau dans La Prairie perdue (1981), un essai sur le roman américain, mais aussi des théories de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1980), Toudoire-Surlapierre soutient que les couleurs renvoient outre-Atlantique à une idéologie raciale (ligne rouge verticale, qui sépare l’Est de l’Ouest, avec la question des Peaux-Rouges et du sang de la conquête; ligne noire horizontale, qui sépare le Nord et le Sud, avec la question de l’esclavage et du sang de la guerre de Sécession, ainsi que la hantise de la ségrégation). Ce jeu et cet enjeu des couleurs accompagneraient la mise en scène de l’espace continental avec sa dialectique particulière de la liberté individuelle et de la “frontier” (Frontière de l’Ouest américain), de la violence aussi (qu’on songe au sang de la baleine blanche dans Moby Dick ou encore au sort de l’héroïne de La Lettre écarlate). Le puritanisme est-il autre chose qu’un fantasme de décoloration (152–64)?

Pour conclure, comme l’ont montré les essais de l’historien Michel Pastoureau, il existe depuis le Moyen Âge un code des couleurs en Europe, une symbolique des couleurs reflétée par exemple dans certains contes populaires, tels Barbe-Bleue (102–05) ou Blanche-Neige (82–85). Mais Toudoire-Surlapierre s’interroge sur la façon dont ces récits colorés de l’enfance sont transformés et renouvelés par l’Amérique, de l’apparition des premiers dessins animés de Walt Disney (à partir de 1937) jusqu’à Avatar (film de science-fiction animé en relief 3d, réalisé en 2009). Ce “remake maquillé de la conquête de l’Ouest” (163) est-il autre chose qu’une apologie [End Page 177] utopique de la peau bleue, véhicule d’un “désir d’uniformité,” (163) comme pour effacer toute tension raciale? On ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage stimulant, qui ouvre bien des perspectives nouvelles en littérature et en histoire de l’art.

Bruno Thibault
University of Delaware

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