Jacques Brault et la parole inaccomplie des déshumanisés

Quelle est la légitimité de la parole d’un poète lorsqu’il aborde le thème du génocide dans son œuvre? À quel travail de mémoire nous convie-t-il quand il évoque son mal moral et notre dignité perdue face à un tel non-sens? Du recueil Mémoire (1965) à l’essai Chemins perdus, chemins trouvés (2012), Jacques Brault élabore une poétique où le négatif trouve place dans le travail de composition, et s’interroge en 1989 sur l’affirmation d’Adorno selon laquelle “Écrire un poème après Auschwitz est barbare” (Prismes 23). Il marque son engagement envers notre condition historique par un témoignage in absentia, non pas au sens juridique de witness, mais en tant que geste de testimony. Cet article étudie la prise en compte de la parole empêchée des êtres déshumanisés et les formes d’adresses aux disparus, qui assignent à la mémoire dans l’œuvre ce que Ricœur appelle une “fonction véritative” (La Mémoire, l’histoire, l’oubli 7).

Mots clés

génocide, histoire du vingtième siècle, dette et mémoire, poésie québécoise, Jacques Brault

Par ses nombreuses références aux crimes contre l’humanité dans son œuvre, l’écrivain québécois Jacques Brault est l’un de ceux que Nicoletta Dolce décrit comme un “témoin in absentia”: “un sujet qui, tout en portant un témoignage, n’a jamais participé directement ou indirectement à l’événement qu’il évoque ou suggère” (309). Dans cet ordre d’idées, Brault, dans son œuvre de poète et d’essayiste, ne se manifeste pas comme une personne qui peut certifier ce qu’elle a vu ou entendu au sens juridique de witness, mais comme quelqu’un qui témoigne de la souffrance des victimes du génocide nazi, d’autres génocides aussi, au sens où l’entend le philosophe Alexis Nouss: “L’engendrement testimonial remplace l’enchaînement historique interrompu dans les faits et invalidé dans le principe. Se met alors en place une histoire mémorielle, humblement attentive à la souffrance et à la mort” (“Irrévocable témoignage. À propos de Paul Celan” 331).

Né le 29 mars 1933, soit deux semaines après la proclamation du Troisième Reich en Allemagne (le 15 mars 1933) et une semaine après l’ouverture officielle du premier camp de concentration de Dachau (le 22 mars 1933), le poète n’a pas connu l’horreur de la guerre où son frère aîné Gilles est tombé, lors du débarquement allié de juillet 1943 en Sicile. La mort du jeune homme, alors âgé de vingt ans, crée une césure tragique au sein de la famille. Le premier contact du poète avec la guerre [End Page 32] repose ainsi sur une expérience personnelle, et non sur la connaissance médiatisée des événements. C’est avec émotion que, soixante-dix ans après les faits, Brault nous a raconté une scène traumatique de son enfance: quelques jours après l’opération Husky, nom donné au débarquement du 10 juillet 1943 depuis la Tunisie et la Libye. Brault, alors âgé de dix ans, ouvre la porte au facteur qui lui tend un télégramme pour sa mère. Celle-ci demande à Jacques d’aller jouer dans sa chambre. Devinant l’importance de la missive restée sur la table de cuisine, il profite de l’absence de sa mère pour revenir en lire le contenu. Gilles est mort au combat et son corps a été inhumé avec celui d’autres soldats dans un cimetière militaire en Sicile. Seules quelques photographies rapportées du front par des camarades, ainsi qu’une messe de Requiem célébrée à l’église Saint-Arsène de Montréal durant l’été 1943, allaient lui permettre d’entreprendre le long travail du deuil. Vingt ans plus tard, et tout au long de son œuvre, l’écrivain québécois demeure fidèle à la mémoire de Gilles, en même temps qu’à celle des victimes de la guerre.

S’il est revenu à différentes reprises sur ce terrible épisode de son passé, Jacques Brault n’a pas manqué d’évoquer non plus le drame des autres victimes de la guerre et de la barbarie génocidaire, dont la parole empêchée nous interpelle tous. La figure paradoxale du témoin in absentia s’avère nécessaire, parce que la Shoah a eu lieu, et cela reste dans l’histoire; parce qu’il faut en informer la mémoire des générations futures; et parce que c’est la façon la plus humaine de combattre la déshumanisation. Il y a de nombreux passages dans l’œuvre où se noue un dialogue avec les victimes de la barbarie, contraintes au mutisme. Tâchons de montrer comment, du premier recueil de poèmes Mémoire, publié à Montréal chez Déom en 1965,1 au recueil d’essais le plus récent, Chemins perdus, chemins trouvés paru chez Boréal en 2012, s’organise une telle marche à la mémoire.

Mémoire se présente à la fois comme un appel aux vivants et une adresse aux morts qui s’arriment tant à l’histoire personnelle du poète qu’à celle du vingtième siècle. Le recueil s’ordonne autour de voix qui se sont éteintes et d’êtres en marche vers leur destin. La colère et l’indignation de celui qui est aux prises avec le deuil de son frère Gilles se mêlent aux émotions qu’inspirent l’amitié et l’amour. Ce qui blesse la mémoire, c’est le sacrifice de Gilles aussi bien que le non-sens de Dachau, d’Hiroshima, à quoi s’ajoute le Vietnam. Le Montréal pauvre et ouvrier de l’enfance s’exprime en même temps que l’espoir de lendemains meilleurs dans un pays qui reste à construire.

Dans vingt-huit poèmes d’une dizaine de lignes à plus d’une centaine de vers, se tissent plusieurs variations sur le motif de la prise de conscience de son identité et de son humanité. La mémoire, dans ce recueil, est ainsi portée par une voix jeune, à la conquête de son destin, mais d’emblée blessée et humiliée, et qui pour cela chemine entre les affres du ressentiment, de la colère même, et le bonheur d’être en vie, entouré des siens sur la place publique. Les malheurs sont revisités pour enfin être exorcisés. [End Page 33]

Dans le premier poème “Visitation,” dédié à la mémoire de son ami Pierre-Guy Blanchet, Brault s’adresse à des êtres disparus pour leur demander de se souvenir de lui comme lui se souvient d’eux. Celui qui demeure “dans la mêlée dans la misère” (28), est à l’écoute de ces “voix d’outre-monde” (29), pour renouer non pas seulement avec eux, mais aussi bien avec la parole humaine: “C’est ta vie qui passe la main à ma vie je te mets dans mes mots” (30). Dans les douze poèmes brefs de la deuxième section du recueil, “Quotidiennes,” il s’adresse tour à tour à son père ouvrier, à la femme qui partage sa vie, puis “à la mémoire de Robert Klein” (46), un historien de l’art humaniste qui s’est suicidé à Florence en 1967, à “tant de morts sans collier ni bannière” (42) qui “là-bas dorment casqués de certitude” (45), ainsi qu’à sa “riveraine” (56). Morts et vivants l’accompagnent dans cette traversée de la ville et du temps.

La confrérie des morts et des vivants va donner lieu à l’imposante “Suite fraternelle,” adressée à son frère Gilles, non pas “mort pour l’Honneur” ou “pour la Paix,” mais dans la terreur, et qui repose désormais dans un “sommeil d’homme retourné au ventre de l’oubli” (65). L’indignation et les sarcasmes puisent aux données de la mémoire personnelle— le poème se veut une réparation pour la vie brisée de son frère, qui ne sera pas mort pour rien—, aussi bien que de l’Histoire, en disant l’horreur de la guerre et la souffrance généralisée. Brault s’y campe avec les siens “[d]ebout face aux chacals de l’histoire face aux pygmées de la peur” (70).

Sa colère va se déployer encore dans le long poème éponyme sur les carnages d’Hiroshima et de Dachau, sur ce qui reste “gravé dans notre avenir cette âpre mémoire” (81), en particulier l’horreur des camps:

Et celui qui compte ses os avant de payer le passage Et celle qui a laissé ses ongles au ciment de la chambre à gaz Et ceux qu’on a dégraissés pour qu’ils tiennent côte à côte dans le four.

(82)

L’indignation domine, mais il faut sortir du cercle étroit de la haine qui crie vengeance. Le poète en appellera à une autre voix, qui doit se délier en parole pour endiguer le mal:

Si je parle ainsi des choses anciennes c’est qu’elles demeurent et dangereuses dans notre oubli

Il y a plein notre sang d’humeurs qui tournent mal et virent à la vengeance [. . .]

Aussi je t’accueille mémoire et j’écoute ta voix monter dans notre dos comme un soleil qui donne de l’ombre.

(78–79)

L’auteur révèle au je que le passé refoulé et le mutisme dans lequel il se trouve piégé suscitent une colère qui constitue un danger pour la collectivité (nous). Il n’est possible de parler des choses qui se sont tues qu’après avoir prêté attention à ce qui [End Page 34] remonte en lui. Après cette descente dans le plus sombre de la nuit intérieure, il y a la remontée vers la lumière. Les treize poèmes de la fin forment une “louange” écrite “en mémoire du futur.” Le recueil marque un retour au présent et au quotidien et se termine sur la naissance d’un enfant, promesse de vie.

Dans les dix-neuf essais de Chemin faisant,2 écrits entre 1964 et 1970 et réunis en 1975, Brault exprime l’idée que le poème ne doit pas être “d’allégeance politique,” mais “d’essence politique” (103), et que l’écriture, pour rester vigilante et cheminer, doit se ressourcer à une pensée inchoative. Dans une note ajoutée en marge de son essai “Notes sur un faux dilemme,” paru initialement en revue en 1965, il s’explique: “Un écrivain responsable établit son texte au centre de la déchirure, en suspens, sur fond d’abîme, entre intégration linguistique et désintégration sémantique” (82). Cette idée lui vient de la relation qu’il entretient avec les textes de Paul Éluard et de Gaston Miron. L’écrivain est responsable de la “parole humaine” qu’il module, afin de contrer la “brutalité,” qu’elle soit “directe” ou qu’elle prenne la forme d’une “violence sirupeuse” (82). À cet égard, notait Brault en 1967: “la poésie assure le service d’abord des moins humainement traités d’entre les hommes,” “sont-ils de Sibérie d’Amazonie du Mississippi furent-ils les fumées des fours en Allemagne ou bien dormiront-ils ventre ouvert au Viêt-Nam [. . .]” (191–92). Cet engagement, irréductible à tout système politique ou idéologique, s’appuie sur ce que Pascal Riendeau appellera, dans son ouvrage sur l’essai littéraire, une “éthique de la lecture et de l’écriture” (200), et que confirme l’ajout par Brault, lors de la réédition de son recueil en 1994, d’un “post-scriptum” sur ce qui fonde “au cœur du poème, l’instance éthique de la poésie” (Chemin faisant 200).

Il y a la violence des hommes, mais il y a aussi un jour nouveau qui point à l’horizon, dans le matin clair des rues de la ville. Le recueil La Poésie ce matin creusera ce double motif en 1971.3 Le poète y confronte de nouveau les données de la mémoire individuelle et collective dans le poème “À l’inconnue,” qui se présente sous la forme d’une longue lettre adressée à une femme vivant à l’étranger. Pour rendre la singularité de cette femme anonyme, belle ainsi que les autres victimes du totalitarisme, mais que la propagande des bourreaux a voulu présenter comme des êtres laids,4 Brault rapporte la déposition du témoin Max Kasner au procès d’Auschwitz en 1964: “À gauche étaient étendues environ / soixante-dix femmes mortes, de très / belles femmes, choisies parmi les plus / belles, belles même dans la mort” (178). N’allons pas jusqu’à soutenir que Brault se pose en témoin direct ou indirect des camps, ni qu’il cherche à “s’approprie[r] l’autorité nécessaire pour aborder le sujet,” [End Page 35] (48)5 comme le prétend Christine Poirier dans la revue Voix et Images en 2005. Le poème “À l’inconnue” ne porte pas exclusivement ni principalement sur le génocide juif. Ainsi que nous l’a confié Jacques Brault, lors d’un entretien en novembre 2013, l’écriture de ce poème a été suscitée par le contexte politique de la “normalisation,” mise en place par le parti communiste tchécoslovaque pour réprimer le Printemps de Prague, après l’intervention des armées du Pacte de Varsovie en août 1968:

et puis les rêves flambent la nuit s’allume

[. . .]

une litanie s’allonge comme roulure au flanc des bandits Vietnam Chicago Prague Biafra Bolivie et les autres sans oublier les anonymes de toujours

[. . .]

une fois de plus un cadavre ce nous éclaté va moisir au glissant des rues

(179–80).

S’il en vient à s’identifier à l’inconnue à laquelle il s’adresse, au point de parler au nous, c’est par solidarité avec cette femme qu’on a réduite au silence au nom d’un régime totalitaire, autant qu’avec toutes les autres victimes anonymes de la persécution érigée en système au vingtième siècle. C’est la voix d’un être déshumanisé qu’il tient à préserver dans son poème.

D’autres voix lui parviennent en 1975 dans les Poèmes des quatre côtés:

Des voix de loin et de proche me gardent en éveil. Ceux qui furent d’Auschwitz et d’Hiroshima, de Varsovie et du Biafra, ceux qui seront d’ici et de là-bas comme de nulle part, les crucifiés au non-sens, les salariés de violence, les incapables même de désespoir, murmurent une vieille histoire de révolution, des mots usés jusqu’à la corde tant nous les avons traduits.

(70)

Il ne s’agit pas tant chez Brault de reconduire un discours sur l’horreur que lui inspirent la béance du non-sens et le désespoir des victimes, que d’instaurer un dialogue quelque peu paradoxal, impossible et pourtant nécessaire, avec ceux qu’on a contraints par la force au silence.

En 1984, un poème de la dernière section de Moments fragiles revient sur le génocide juif, avec les signes les plus explicites et les plus noirs: “dans les fours on cuisait / le pain les enfants la farine et le sang” (348). L’étoile jaune ressurgira dans les recueils Au bras des ombres6 en 1997 et dans L’Artisan7 en 2006. Moins véhémente [End Page 36] mais non moins indignée que dans les ouvrages précédents, l’écriture poétique ne cherche pas tant à remplir un devoir de mémoire, qu’elle invite, par le truchement de tels signes, à ne pas esquiver le désarroi dans lequel nous sommes plongés et qui nous interpelle tous. Brault n’occulte pas le sort tragique des déshumanisés au moment d’écrire sur la vie de tous les jours, et tisse des liens entre ces morts, qui font partie de notre histoire, et nous, les vivants.

Dans l’essai de 1989, La Poussière du chemin, il souligne l’importance de la poésie dans les camps, en citant l’exemple de Jorge Semprun, qui fit la lecture du poème “Le Voyage” de Baudelaire à son maître et ami Maurice Halbwachs, au moment de l’agonie de ce dernier. Halbwachs, qui fut un illustre historien de la mémoire collective, est mort en déportation à Buchenwald, le 16 mars 1945. En rapportant ce fait exemplaire, Semprun montre que rien, pas même les pires atrocités, ne peut enlever à un homme sa dignité. Tel est bien, pour Brault, le sens premier de l’engagement de l’écrivain:

Oui, le poétique porte le politique sur ses épaules d’enfant. Je retrouve dans de vieux papiers quelques pages écrites par un déporté à Buchenwald. Des hommes bannis de l’humain, vidés comme des yeux crevés, n’ayant plus rien à sucer dans leurs os, trouvent encore la faiblesse (signe de vie . . .) de pleurer à cause d’une musique. C’est cela même écrire gratuitement (c’est-à-dire politiquement): sans métier, sans mission, sans salaire ni statut social et surtout sans tenir un rôle.

(29)

C’est de plus en plus à la “nuit du sens” que nous convient les essais de Brault. Le néant est cela même qu’il nous faut endurer, et confronter, si l’on prétend à l’écriture poétique, néant qui traverse l’histoire collective, après une “tuerie qui a bafoué définitivement tous les programmes de bonheur collectif ” (La Poussière du chemin 31). Pour dire le néant, il n’est de prosodie ni de conscience langagière plus admirables que celles du Roumain Paul Celan, né de parents juifs-allemands qui ont trouvé la mort dans des camps nazis. La poésie de Celan, selon Brault, donne le ton et indique la marche à suivre: “D’où une versification qui se heurte à la nuit du sens, les vers n’arrivant guère à s’organiser en strophes cohérentes, chacun tenant sa partition brève comme un absurde entêtement à devenir l’écho d’une parole imprononçable” (Dans la nuit du poème 38). L’inhumain, par définition, ne peut être dit par un humain. Mais le poème peut prendre la forme d’un travail sur le négatif, par l’accueil du non-sens et l’écoute des voix lointaines qui se sont tues, et rendre en la prosodie ce qui se dérobe à l’entendement.

Dans son recueil d’essais de 2012, Chemins perdus, chemins trouvés,8 Brault pour-suit son questionnement sur la parole inaccomplie des déshumanisés et sur l’importance du négatif dans le poème pour notre condition historique, en convoquant cette fois la figure tutélaire du philosophe allemand Theodor W. Adorno. S’interrogeant [End Page 37] sur l’énigme du poème, Brault se livre à une “critique de la raison poétique,”9 pour rappeler, dans un premier temps, que “bien qu’on en fasse et quoi qu’on en pense, nul ne sait positivement ce qu’est la poésie” (254). D’accord avec Paz pour dire que “[l]e poème est une possibilité ouverte à tous les hommes” (257), il fait l’hypothèse, dans un deuxième temps, que “cette possibilité concrète s’actualise dans l’accident, la distraction et même le déchet entendu comme supplément ou reste qui supplée au manque d’être d’une quelconque réalité laissée à elle-même” (257).

C’est l’accueil d’un sens flottant qui est porteur de nouveauté: lapsus, observation curieuse, remarque intempestive ou illogique. Mais, pour qu’il y ait poème, encore faut-il un “retrait,” une “régression après la digression,” parce que “[c]e murmure-cri, cette tautologie bégayante, si elle ne s’arrache pas au confort de son identité, à la fascination du même, elle s’illusionne, se croit donatrice de sens, et ne fera que répercuter la métaphore sociale” (258). L’épreuve du doute est fondamentale pour qu’il y ait “accueil” de l’écrivain qui reverse ce sens instable vers le monde muet. Telles sont les “deux instances du processus inventif ” (258) qui donnent lieu au poème, lequel n’a d’autre finalité que de nous ramener au silence, après que nous avons tenté d’habiter le monde dans des images et un rythme.

Citant Michel Foucault, comme il l’avait déjà fait en 1994: “La rationalité de l’abominable est un fait de l’histoire contemporaine. L’irrationnel n’en acquiert pas pour autant des droits imprescriptibles.” (Chemin faisant 197), Brault cherche une réponse non pas théorique, mais médiatisée par l’écriture, à l’affirmation d’Adorno en 1949, selon laquelle: “Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et cela ronge également la connaissance qui s’explique pourquoi il est devenu impossible aujourd’hui d’écrire des poèmes.”10 Une telle réponse prendrait aussi en compte le correctif apporté dix-sept ans plus tard par le philosophe allemand dans Negative Dialektik,11 au nom du droit à l’expression de la “sempiternelle souffrance.” Pour Brault, l’une et l’autre assertion renvoient à la parole empêchée de ceux dont la mémoire ne cesse de se heurter au déficit de langage. Toute dignité en est altérée:

nos écritures et nos écritures sur l’écriture restent en porte-à-faux tant que reste en suspens la condition de possibilité de poésie chez les déshumanisés. L’inaccompli, cela vaut pour toute invention, est emmuré dans le mutique; le langage qui se risquait au mutisme pour se réaccomplir est en retard

Tout au long de son œuvre, Brault place ainsi sa parole au service de celle, inaccomplie, des déshumanisés. Mais il a tôt fait de constater que le travail du deuil est [End Page 38] interminable, voire impossible, et qu’aucun discours sur la barbarie, rationnel ou irrationnel, ne saurait conforter la mémoire, ni même l’apaiser, à la différence par exemple de l’appel au pardon du philosophe français Paul Ricœur, en vertu d’“une politique de la juste mémoire” (2000). Il n’empêche que le poète, tout comme le penseur, assigne à la mémoire une “fonction véritative” (La Mémoire, l’histoire, l’oubli 7), qui n’est pas à chercher du côté de la résistance organisée ou de l’appel à l’action, mais dans un travail sur le négatif, qui prend en compte l’inchoatif, l’inachevé. Peu à peu se mettent en place une pensée de l’empêchement et une façon de rester à l’écoute des voix de ceux que l’on a contraints au silence. Le poème se fait gardien de l’obscurité. Après Celan, dont la parole est placée en exergue de “Relèvement,” la dernière section du dernier recueil de poèmes de Brault en 2006: “Voici que se relèvent les herbes où nous dormions” (Celan dans L’Artisan 109), le poète québécois se livre à ce que Nouss appelle “une éthique, qui est celle du témoignage” (“Irrévocable témoignage. À propos de Celan” 320). Son écriture aura résisté avec fermeté à la déshumanisation, sans faire pour autant l’impasse sur le non-sens qui commande une traversée de la nuit. Elle n’occulte pas les souffrances des disparus et des survivants, ceux qui à travers la parole de ces témoins in absentia reviennent nous souffler de ne pas les oublier, malgré le mutisme dans lequel on les aura enfermés.

Nathalie Watteyne
Université de Sherbrooke
Nathalie Watteyne

nathalie watteyne est professeure titulaire à l’Université de Sherbrooke, où elle dirige le Centre Anne-Hébert et l’édition critique des Œuvres complètes d’Anne Hébert. Elle a publié l’édition de référence de la Poésie de cette auteure en 2013, ainsi que des nouvelles et proses diverses en 2015. Elle prépare, avec Bernard Chassé, l’Album Anne Hébert, qui paraîtra au Québec chez Fides en 2016. Elle a dirigé plusieurs ouvrages sur la littérature francophone, notamment Précarités de Brault avec François Hébert en 2008. Elle est l’auteure de trois recueils de poésie.

Ouvrages cités

Adorno, Theodor W. Prismes: Critique de la culture et société. Trad. Geneviève et Rainer Rochlitz. Paris: Payot & Rivages, 2003. Imprimé.
———. Dialectique négative. Trad. Gérard Collin et al. Paris: Payot, 1978. Imprimé.
Brault, Jacques. L’Artisan. Montréal: Éditions du Noroît, 2006. Imprimé.
———. Au bras des ombres. Montréal: Éditions du Noroît, 1997. Imprimé.
———. Chemin faisant. Montréal: Éditions La Presse, 1975. Imprimé.
———. Chemins perdus, chemins trouvés. Montréal: Boréal, 2012. Imprimé.
———. Dans la nuit du poème. Montréal: Éditions du Noroît, 2011. Imprimé.
———. Mémoire. Montréal: Librairie Déom, 1965. Imprimé.
———. Moments fragiles. Saint-Lambert: Éditions du Noroît, 1984; repris dans Poèmes. Montréal: Éditions du Noroît, 2000. Imprimé.
———. Poèmes des quatre côtés. Saint-Lambert: Éditions du Noroît, 1975. Imprimé.
———. La Poésie ce matin. Paris: Grasset, 1971. Imprimé.
———. La Poussière du chemin. Montréal: Boréal, 1989. Imprimé.
———. “Prolégomènes à une critique de la raison poétique.” Paragraphes 1 (1989): 5–24. Imprimé.
Dolce, Nicoletta. “Territoires occupés de Christiane Frenette: Le Courage et l’aporie de témoigner dans les rues du monde.” Responsibility to Protect/La Responsabilité de protéger. Coord. Ursula Mathis-Moser. Innsbruck: Innsbruck UP, 2012. 307–13. Imprimé.
Nouss, Alexis. “Irrévocable témoignage. À propos de Paul Celan.” Témoignage et écriture de [End Page 39] l’histoire. Coord. Jean-François Chiantaretto et Régine Robin. Paris: L’Harmattan, 2003. 319–32. Imprimé.
Parrau, Alain. “Le Masque de l’homme.” Témoignage et écriture de l’histoire. Coord. Jean-François Chiantaretto et Régine Robin. Paris: L’Harmattan, 2003. 117–30. Imprimé.
Poirier, Christine. “Échos de la Shoah dans l’œuvre poétique de Jacques Brault, Irving Layton et Leonard Cohen.” Voix et Images 30.3 (2005): 43–55. Imprimé.
Ricœur, Paul. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris: Éditions du Seuil, 2000. Imprimé.
Riendeau, Pascal. Méditation et vision de l’essai: Roland Barthes, Milan Kundera et Jacques Brault. Québec: Nota bene, 2012. Imprimé. [End Page 40]

Footnotes

1. Repris dans Poèmes en 2000 par les éditions montréalaises du Noroît.

2. Ce texte a été republié en 1994 par les éditions Boréal avec l’ajout d’un post-scriptum inédit.

3. Repris dans Poèmes en 2000 par les éditions montréalaises du Noroît.

4. Comme l’a analysé avec perspicacité Alain Parrau dans “Le Masque de l’homme” (117–30), la déshumanisation infériorise l’autre par le recours aux catégories de la laideur et du sous-homme, ce sur quoi Brault insiste en citant Kasner.

5. Christine Poirier voit par ailleurs dans le travail du poète un “appel à l’action” (52), mais cela n’est guère compatible avec le rôle du témoignage dans l’œuvre de Brault.

6. Dans le poème “Ma mère ne connaissait pas Nietzsche”: “du même jaune que les étoiles / non pas du ciel et très haut / mais sur les habits des Juifs / comme au fond de mes yeux d’enfant / tout cela est mort brûlé” (30). Les espaces sont de l’auteur, pour marquer le rythme du poème.

7. Dans le poème “Quartier libre”: “des fleurs partout des fleurs j’aime / qu’à travers de faux ciels verts / les grands pissenlits se pointent / intuables malgré tout / portant haut l’étoile jaune” (101).

8. Réparti en trois sections: “L’autre,” “Les autres” et “Autrement.” Montréal: Boréal, 2012.

9. Par allusion à la Critique de la raison pure de Kant, dans “Prolégomènes à une critique de la raison poétique.” Paragraphes 5–24 (1989). Article repris avec des modifications dans “Autour d’une énigme” (Chemins perdus, chemins trouvés 245–65).

10. Dans “Critique de la culture et société,” repris dans Prismes en 1955. Cet ouvrage a paru en français chez Payot en 1986. La traduction ici est de Brault (Chemins perdus, chemins trouvés 261–62).

11. Pour la traduction française: Dialectique négative. Paris: Payot, 1978.

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