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  • Camus et les colonies: A rebours de l’histoire
  • Oliver Gloag

Si l’on met en rapport les cinq stades du deuil de la psychologiste Kübler-Ross (le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation) avec les réactions de la France face à la perte de ses colonies, L’Étranger (1942) et ses interprétations sont une manifestation culturelle du premier stade. Notre propos ici n’est pas d’identifier ou de dénoncer, ni de parler politique en général; il s’agit plutôt d’examiner comment une contradiction idéologique est le moteur d’une œuvre littéraire, et s’exprime – de façon détournée – à travers elle. Car le succès de ce roman a modifié le sens que l’on donne communément à la rébellion et à la révolte dans l’inconscient collectif français. Le roman d’Albert Camus remit en cause la religion, le mariage, la peine de mort. Mais cette forme de radicalité “philosophique” illustrée dans ce roman porte aussi en elle une exclusion, un rejet radical : le déni de l’Arabe comme être humain. Ce déni – qui est simultanément une acceptation, une ratification de la réalité coloniale – prend la forme d’une indifférence qui n’est pas expliquée mais plutôt représentée comme une donnée, comme un fait presque neutre, comme une évidence indubitable.1 Cette “evidence” a rarement été relevée ou discutée de façon détaillée et critique.

Nous proposons en première partie un bref historique de ce que l’on pourrait appeler l’incapacité d’une partie de la critique littéraire et universitaire française à appréhender les aspects de l’œuvre et des engagements de Camus qui participent du projet colonial. Ensuite dans la deuxième et la troisième partie, nous proposons notre analyse de la dualité de L’Étranger (roman subversif et colonial). Le roman de Camus se trouve pour nous à l’intersection des deux interprétations; il ne s’agit donc pas d’une condamnation mais de proposer en filigrane une parallèle entre ce texte, ses interprétations et la dualité des Lumières. [End Page 77]

Les critiques de L’Étranger

Notons que dans son ouvrage intitulé Albert Camus publié en 1970, Conor Cruise O’Brien fait le rapprochement entre le roman de Camus et le contexte colonial de l’époque. Plus que cela, il fait de la trame du roman, de son décor, de ses personnages une représentation de la situation coloniale (O’Brien 101). Ce lien est caractérisé par O’Brien comme l’expression de l’angoisse de la conscience européenne et de ses relations avec le monde “non-européen” (“non-western world ”) aux “frontières de l’Europe.” L’euphémisme d’O’Brien pour parler de l’impérialisme français et sa conception de l’Algérie comme une frontière de l’Europe traduit un refus de critiquer le projet colonial et le rôle de l’œuvre de Camus dans celui-ci. Edward Said dans Culture and Imperialism (le chapitre intitulé “Camus and the French Imperial Experience”) résume ainsi son analyse sur O’Brien: “[H]aving . . . exposed the connection between Camus’s most famous work and the colonial situation in Algeria, O’Brien lets him off the hook” (173).

Toute différente de celle de Said fut la réaction de certains spécialistes de Camus à la lecture de l’ouvrage d’O’Brien. Dans une critique intitulée D’un mirage l’autre ou les pièges de la littérature symptomale, André Abbou commence par un long relevé d’inexactitudes qui somme toute ne semblent pas significatives.2 Mais c’est quand O’Brien remarque l’anonymat des Arabes dans L’Étranger et leur absence dans La Peste qu’Abbou s’indigne vraiment: “Quant à l’absence des Arabes dans La Peste, pourquoi ne pas la relier à celle des Espagnols, des Juifs et des autres communautés religieuses ou ethniques ?” (184). L’évocation de l’absence ou de l’anonymat des Arabes...

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