- Utopistes et exilés du nouveau monde. Des Français aux États-Unis, de 1848 à la Commune by Michel Cordillot
Ce livre retrace une histoire oubliée et pourtant passionnante, celle des émigrés français aux États-Unis, de la révolution de février 1848 aux lendemains de la Commune. C’est le couronnement d’un travail mené par Michel Cordillot depuis de longues années, sur un sujet qui n’intéressait guère les historiens américains, vu le peu d’importance numérique de l’immigration française ou plus largement fran-cophone dans la société d’accueil, et qui n’était que très mal connu des historiens français, à part les déboires des fondateurs de communautés utopiques, de Cabet et de ses Icariens, de Considerant et des adeptes des idées de Fourier. Il était donc facile de considérer que tout ceci ne présentait qu’un intérêt assez marginal. Or, c’est tout le contraire.
Au départ, il y eut, on le sait, le travail de bénédictin qu’a constitué le rassemblement des fiches biographiques du dictionnaire La sociale en Amérique, sur plusieurs milliers d’émigrés la plupart fort obscurs (pour la période qui nous occupe ici, les grands noms, si l’on peut dire, à part les deux chefs d’école déjà mentionnés et Clemenceau brièvement croisé, sont ceux de Claude Pelletier, ex-député montagnard du Rhône, du prophète libertaire Joseph Déjacque, du général Cluseret dont le rôle dans la Commune a été pour le moins controversé, et de Jules Leroux, le frère de Pierre), qui plus est non pas concentrés à New York et à la Nouvelle-Orléans, mais pour partie éparpillés dans les immensités américaines, des grandes plaines à la Californie. Ces anonymes sont des politiques, républicains ou socialistes, qui ont choisi comme refuge la République américaine pour les valeurs d’égalité civique et de liberté qu’elle incarne, et qui n’ont pas pleine conscience en arrivant de la tache ineffaçable que constitue « l’institution spéciale » des États du sud. Disons tout de suite qu’ils n’hésitèrent pas et s’engagèrent clairement dans le camp abolitionniste, puis le moment venu dans les rangs de l’armée fédérale.
Rappelons quelques enseignements de ce livre minutieux, mais jamais ennuyeux. D’abord, tout ce qu’il nous permet de comprendre sur le destin des communautés utopiques, icariennes ou fouriéristes ; pour les historiens français, l’échec rapide de Considerant et la mort de Cabet sont en général considérés comme l’aboutissement, pensé comme inéluctable, des rêves du socialisme utopique. Faute d’une approche plus américaine et moins doctrinale, on ne comprend pas bien les circonstances [End Page 166] des échecs, qui tiennent évidemment à la personnalité des fondateurs, mais aussi, ce qui est moins souvent dit, aux attentes des colons et, enfin, peut-être surtout, au contexte proprement américain, voire local. Ainsi l’échec de Réunion était-il certes dû partiellement à l’incapacité gestionnaire de Considerant, mais aussi au changement brutal de la situation politique : les projets élaborés en plein essor du fouriérisme américain se concrétisent au moment où celui-ci entre en crise et où se profile au Texas une réaction nativiste très hostile à l’implantation de telles colonies. À l’inverse, après la mort de Cabet, la colonie agricole fondée à Corning par ses disciples dissidents connut un succès paradoxal lié au changement de la conjoncture économique dès le début de la guerre de Sécession ; elle dura encore une bonne trentaine d’années, en s’offrant d’ailleurs le luxe de scissions supplémentaires. Et surtout, on oublie que la dispersion des grands espoirs ne signifie pas la disparition des individus, des noyaux...