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  • L’art et la manière d’acheter. Apprendre à consommer en Europe dans le second XXe siècle
  • Sabine Effosse*

Désormais, le consommateur carnivore n’aura plus le loisir de choisir, dans la grande distribution, entre une bavette ou une entrecôte. Ainsi en a décidé le législateur. Hormis chez les artisans-bouchers, où le commis-vendeur est présent pour informer, les acheteurs devront se fier… aux étoiles ! Censées « simplifier » les repères, celles-ci indiquent en effet par leur nombre, de une à trois sur l’emballage, la tendreté croissante de la viande 1.

Si l’anecdote est savoureuse, elle soulève une question essentielle dans l’histoire de la consommation : celle du choix opéré par le consommateur. Comment ce dernier choisit-il et arbitre-t-il entre les différents biens et les divers moyens de les acquérir ? Simple en apparence, cette question du choix du consommateur en situation d’achat n’a de cesse de tarauder les chercheurs en sciences sociales, historiens compris 2. Dans une perspective de longue durée, l’industrialisation, et plus particulièrement la seconde, introduit une césure à la fois par la multiplicité et la nouveauté des biens produits, et par l’augmentation des revenus qu’elle génère dans le monde occidental. Il faut à cela ajouter la transposition de la rationalisation de la production à la consommation. Ainsi, à une science de la production industrielle qu’illustre l’Organisation scientifique du travail, correspond une « science de l’achat » qu’un consommateur éduqué doit maîtriser. Cette tendance, qui apparaît en France dans les années 1920, s’épanouit après le second conflit mondial 3. Le mitan des années 1950 marque en [End Page 3] effet le retour non seulement à l’abondance de biens, mais aussi à l’augmentation du pouvoir d’achat et au triomphe du discours modernisateur. La reconstruction industrielle achevée, la consommation et les consommateurs sont désormais intégrés à la politique économique et aux objectifs de croissance4. L’élargissement de l’accès aux biens, amorcé dès la seconde moitié du XIXe siècle dans les grandes villes, se généralise à l’ensemble de la population et du territoire5. La Complainte du progrès, chantée par Boris Vian en 1956, l’illustre. Plus que jamais, le consommateur doit savoir choisir, pour un budget donné, entre une multitude de biens nouveaux (aspirateur, réfrigérateur, machine à laver, cocotte-minute, télé-vision, automobile, etc.), et mobiliser autant de compétences et de savoirfaire, au-delà de l’appréciation des produits alimentaires6.

Aussi le choix d’appréhender le consommateur en tant qu’acheteur s’est-il principalement concentré ici sur le second vingtième siècle. Car durant cette période de « massification » de la consommation, il s’agit de moins en moins de savoir produire et de plus en plus de savoir choisir.

L’acquisition progressive de biens nouveaux a en effet supposé pour les consommateurs de développer des savoirs et des compétences spécifiques. Où acheter ces produits ? Comment choisir parmi une pluralité d’offres concurrentes ? Comment évaluer leur qualité et estimer leur prix ? Quelle place accorder à ces dépenses nouvelles dans le budget ? Comment planifier ces achats dans le temps ? Ces questions, qui caractérisent encore aujourd’hui notre expérience commune d’acheteurs, se sont posées avec une acuité particulière aux femmes et aux hommes qui ont vécu le passage à la « consommation élargie ».

Comme tout apprentissage, l’art d’acheter a supposé l’existence de lieux et de dispositifs d’éducation eux-mêmes empreints de normes culturelles, politiques, sociales et d’objectifs économiques. Le but du dossier présenté [End Page 4] ici, composé de trois articles portant sur la France et la Suède, est donc double 7. D’une part, il s’agit de mettre en évidence la coïncidence chronologique entre une massification de la consommation et l’émergence d’organisations et de professions visant à accompagner les acheteurs dans leur décision (conseillères ménagères, associations de consommateurs, organismes de crédit, etc.). D’autre part...

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