In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Les Stratégies de lutte contre la « superstition » en Haïti au XIXe siècle
  • Lewis Ampidu Clorméus

En novembre 1803, Haïti s’affranchit de la domination française. Dès lors, elle s’expose à l’hostilité des puissances coloniales et au racisme d’écrivains européens persuadés de l’incapacité d’un peuple noir à s’auto-gouverner.1 Ces derniers s’appuient notamment sur l’instabilité politique (renversement de président, révoltes paysannes, etc.). En réaction, les intellectuels haïtiens multiplient des productions scientifiques et intègrent des réseaux savants parisiens pour remettre en question les thèses racistes en vogue à l’époque et défendre l’image de leur nation. Toutefois, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, à partir de l’accession à la présidence du général Faustin Soulouque (1847–1859), connu pour ses liens avec le Vodou, des voyageurs et des universitaires étrangers commencent à s’intéresser aux « superstitions religieuses » en Haïti. Du point de vue des connaissances anthropologiques de l’époque, ces dernières témoignent de l’incapacité, voire même du retard des Haïtiens dans leur quête de « civilisation ».

La signature d’un concordat avec le Saint-Siège (1860) marque un tournant dans les rapports entre l’État et les religions en Haïti. Des missionnaires français débarquent avec la mission de « moraliser » et de « civiliser » les masses haïtiennes sombrant dans les épaisses ténèbres des superstitions. L’État haïtien et l’Église catholique s’engagent officiellement à combattre toutes les pratiques associées aux superstitions pour rapprocher la nation de l’image de la « France noire », c’est-à-dire de la population civilisée, que lui accorde Jules Michelet.2 En ce qui concerne le XIXe siècle, l’historien Philippe Delisle résume toute l’expérience missionnaire du clergé concordataire à des efforts pour concrétiser le rêve d’une « Bretagne noire » en Haïti.3 Comment l’État et l’Église catholique utilisent-ils le concept de « superstition » ? Quelles stratégies mettent-ils en œuvre pour éliminer les pratiques dites superstitieuses en Haïti ? [End Page 104]

Du Concept de « superstition » :

Dans la théologie catholique, la superstition renvoie à un « culte vain, inutile ou dangereux ».4 C’est un péché se rapportant à l’excès pervers de religion ou encore au détournement du sentiment religieux. D’après le philosophe français Diderot :5

En effet, la superstition est un culte de religion, faux, mal dirigé, plein de vaines terreurs, contraire à la raison & aux saines idées qu’on doit avoir de l’être suprême. Ou si vous l’aimez mieux, la superstition est cette espece d’enchantement ou de pouvoir magique, que la crainte exerce sur notre ame ; fille malheureuse de l’imagination, elle employe pour la frapper, les spectres, les songes & les visions ; c’est elle, dit Bacon, qui a forgé ces idoles du vulgaire, les génies invisibles, les jours de bonheur ou de malheur, les traits invincibles de l’amour & de la haine. Elle accable l’esprit, principalement dans la maladie ou dans l’adversité ; elle change la bonne discipline, & les coutumes vénérables en momeries & en cérémonies superficielles. Dès qu’elle a jetté de profondes racines dans quelque religion que ce soit, bonne ou mauvaise, elle est capable d’éteindre les lumieres naturelles, & de troubler les têtes les plus saines. Enfin, c’est le plus terrible fléau de l’humanité

[sic].6

Monseigneur Thomas-Marie-Joseph Gousset (1792–1866), archevêque de Reims et légat-né du Saint-Siège, soutient que « la superstition est un vice qui consiste à rendre à la créature le culte qui n’est dû qu’au Créateur, ou à rendre au Créateur le culte qui lui est dû, mais d’une manière indue, qui ne convient point : “Superstition exhibet cultum vel cui non debet, vel eo modo quo non debet” ».7 Il définit l’idolâtrie comme une forme de superstition consistant à adresser à une « créature » quelconque un culte dû à Dieu.8 La superstition est dite...

pdf

Share