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  • Le Papillon de nuit et la rose :Bataille et Blanchot autour de L’Arrêt de mort
  • Yue Zhuo (bio)

Dans un article sur Kafka publié un an après la parution de L’Arrêt de mort en juin 1948, Blanchot, citant la critique littéraire Claude-Edmonde Magny, explique qu’un des grands apports des récits kafkaïens à la littérature se trouve dans le passage du Ich au Er, du je au il. Il serait question d’une sorte d’« anéantissement de soi », consenti par l’artiste, en vue de la création d’histoires complètes à portée universelle. Or, l’étrangeté de l’écriture de Kafka ne se limite pas à cette simple substitution de la troisième personne à la première personne du singulier ; elle ressort du fait que ces récits, tels que Le Verdict, Le Procès, et La Métamorphose, installent à l’intérieur d’eux-mêmes une logique d’écartement qui finit par brouiller le je et le il, le singulier et le collectif : « Il [Kafka] écrit des récits où il est question d’êtres dont l’histoire n’appartient qu’à eux, mais en même temps il n’est question que de Kafka et de sa propre histoire qui n’appartient qu’à lui. Tout se passe comme si, plus il s’éloignait de lui-même, plus il devenait présent. Le récit de fiction met, à l’intérieur de celui qui écrit, une distance, un intervalle (fictif lui-même), sans lequel il ne pourrait s’exprimer1. »

L’Arrêt de mort, selon le prière d’insérer de son édition originale, est l’histoire d’une jeune femme qui « n’a pas pu se résigner à mourir » : « Qu’arriverait-il si celui qui meurt ne s’abandonnait pas entièrement [End Page 993] à la mort ? Qu’est-il arrivé, en vérité, le jour où, pour la plus grande et la plus grave des raisons, quelqu’un qui était déjà entré dans la mort, soudain arrêta la mort2?» Ce sentiment aigu d’horreur et de soupçon, horreur d’être enterré vivant, et soupçon que « la mort n’est jamais assez mort », que c’est dans la hantise de la mort qu’on vit, est ce qu’Emmanuel Levinas dénomme en 1946, en évoquant l’esprit fondamental des contes fantastiques d’Edgar Poe, l’il y a. Le secret du fantastique de Poe, explique-t-il, se trouve dans « l’imminence d’un événement, dont on suit, impuissant, l’approche, seconde après seconde, toute issue étant fermée ; le personnage se trouve enfermé dans un tombeau, anéanti ; mais dans cet anéantissement, aux prises avec l’existence3 ». En ce sens, L’Arrêt de mort, comme ce prière d’insérer de 1948 semble le suggérer, pourrait être considéré comme une réécriture de « Ligeia ». Poe raconte, dans la première partie de sa célèbre nouvelle, la mort prématurée de la belle Ligeia, épouse placide et cultivée du narrateur, et dans la deuxième partie, un « hideux drame de la revivification » vécu par ce même narrateur dans la chambre mortuaire de sa nouvelle épouse devenue elle-même défunte, Lady Rowena. L’Arrêt de mort, divisé également en deux parties, chantonne la même angoisse de l’approche de la mort, à ceci près qu’il la cadence, la multiplie, et la prolonge à l’infini.

Le récit de Blanchot n’est pas pour autant simplement une histoire personnelle d’amour et de visions étranges. Bien qu’il retienne des éléments fantastiques de Poe, le romantisme sombre de ce dernier se fond dans un mal historique qui, s’étendant de l’automne 1938 au début de la Deuxième Guerre mondiale, annonce déjà l’imminence de l’extermination et les visages anonymes des morts incendiés. « Ces événements me sont arrivés en 1938 », écrit le narrateur au début de l’histoire, « j’éprouve à en parler la plus grande gêne4. » « Ces événements...

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