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  • Un corps pour deuxLes couples de Carax
  • Alban Pichon

Frère, ma sœur, s’appelaient entre eux les amants anciens, non pour masquer leur lien, le rendre plus tendre ou plus morbide, mais à cause de l’endogamie lointaine dont nous sommes tous nés, à l’imitation des couples divins.1

Ainsi débute le petit ouvrage de Guido Ceronetti Le silence du corps. Ce livre de l’homme de théâtre et écrivain italien se présente comme une collection de pensées et de commentaires littéraires au sujet des états du corps humain. Page après page, le lecteur découvre une somme d’aphorismes, courts paragraphes et citations qui dépeignent un corps tour à tour ardent, malade, dégustant, avalant ou dégouttant. L’ouvrage ne relève pas d’une approche théorique, mais constitue plutôt un vaste cabinet de curiosités. Dans une perspective qui mêle antiquité, littérature des XIXe et XXe siècles, médecine populaire et chronique du monde contemporain, ce travail d’érudition propose une vision du corps qui s’attache à ses humeurs, à ses tourments et aux soins qu’il reçoit. Le propos peut parfois évoquer Artaud (l’idée selon laquelle “les parties du corps où il y a le plus d’odeur sont celles qui renferment le plus d’âme”2 n’est pas sans rappeler une formule de Pour en finir avec le jugement de dieu) ou bien Huysmans, “spécialement … sa biographie de sainte Lydwine de Schiedam,”3 si l’on en croit Cioran qui a rédigé la postface du Silence du corps et qui synthétise ainsi la pensée de Ceronetti: “la malédiction de traîner un cadavre sur le dos est le thème de ce livre.”4

À l’orée de sa réflexion, Ceronetti s’intéresse en premier lieu au cas des amants. S’agit-il, en faisant cela, de respecter un certain ordre de préséance? Probablement, puisque le couple se présente ici comme la première figure à prendre en considération. Un corps est avant tout amoureux. Et un couple rejoue toujours l’union d’un frère et d’une sœur, ou plutôt de ce que l’on pourrait appeler un “principe frère” et un “principe sœur” (comme on parle de principe mâle ou femelle). [End Page 193]

“Nos sœurs”

Les premières lignes du Silence du corps résonnent intimement avec le cinéma de Carax, et tout particulièrement avec le court métrage Sans titre (1997) qui accorde une large place à la figure de la sœur.

Dans ce film de montage, Carax fait dialoguer des images d’archives, quelques extraits de La Foule (King Vidor 1998) ou de La Nuit du chasseur (Charles Laughton 1955) ainsi que les rushes de Pola X (1999) qu’il préparait alors. Le court métrage, non narratif, se structure en différentes parties qui développent chacune une thématique propre. Un segment est intitulé “les catastrophes naturelles.” Tornades, éruptions et glissements de terrain s’enchaînent pour dépeindre une apocalypse contemporaine. Un autre se consacre à “nos sœurs” et constitue une ode sensible à la relation frère-sœur. Quelques scènes d’un film amateur montrent deux jeunes enfants qui jouent ensemble, avant qu’un extrait de La Foule ne brise cette image joyeuse de l’amour fraternel: la fille du protagoniste meurt, renversée par un camion dans les rues de New York. Le dernier volet du court métrage, intitulé Pola X—du nom du film en préparation—et sous-titré “Hamlet’s sister,” suit les conséquences de ce terrible accident et lui offre un prolongement, voire une réponse. Les images du prochain Pola X que l’on découvre semblent ainsi naître de la disparition traumatisante d’une sœur aimée.

La perte de l’être cher se voit conférer une importance séminale, qui n’est pas sans évoquer ce qu’écrit Ceronetti lorsqu’il rappelle l’enfance endeuillée de Munch et la trace que la...

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