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  • Le Libertinage féminin de Mme de Merteuil dans Les Liaisons dangereusesUne “révolution manquée?”
  • Yae-Jin Yoo

Dans le monde du libertinage, où l’artifice et la ruse sont lois, les femmes deviennent à la fois l’objet et le sujet du libertinage. L’objet, puisque les hommes prennent les femmes comme proie de leur projet libertin; mais également le sujet, puisque certaines femmes, au lieu d’être des victimes, deviennent soit les complices, soit les agents principaux, menant ellesmêmes le jeu pervers du libertinage. Mme de Lursay, dans Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils, Mme de T dans Point de lendemain de Vivant Denon, mais surtout Mme de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, livrent l’image d’une femme libertine dont les actes sont motivés par la volonté de liberté et de vengeance, mais aussi régis par la solitude et l’isolement.

Dans cette étude, nous poserons la question de savoir si nous pouvons définir le libertinage de Mme de Merteuil comme “une révolution manquée,”1 en ce sens qu’elle a voulu modifier, mais sans succès, le rapport de domination entre les sexes. La déchéance sociale de la Marquise à la fin du roman ne serait-elle pas due à l’organisation de la société qui est fondamentalement inégale? Et pourrons-nous y voir la critique de Laclos, qui a abordé la question dans ses textes sur l’éducation des femmes d’une prochaine révolution sexuelle? Dans la société mondaine française du XVIIIe siècle, une femme qui se veut libertine prend certes les mêmes traits principaux qu’un homme libertin, mais, en plus de cela, elle a ses propres caractéristiques qui la distinguent de son équivalent masculin. Enfin, nous essaierons de répondre pourquoi, malgré l’image de puissance dont Mme de Merteuil veut se revêtir, elle devient victime de son propre libertinage et victime d’une société patriarcale qui ne lui laisse pas de place. [End Page 33]

Vengeance

L’origine du mot “libertin” vient du latin libertinus, qui signifie “le fils de l’esclave affranchi” dans l’Antiquité romaine.2 Le mot appartenait donc à la catégorie juridique. À l’âge classique, le libertin est celui qui s’affranchit. C’est au XVIe, et surtout au XVIIe siècle, que le mot revêt des traits aux déviances religieuses: “le mot libertin désigne un hérétique ou un athée. C’est le libertinage d’esprit de ceux qui prennent leurs distances avec l’Église en invoquant la liberté.”3 Mais, vite, une dimension charnelle vient s’associer à la dimension spirituelle, et apparaît par la suite cette distinction qui sépare le libertinage d’esprit (“une espèce d’athéisme”)4 du libertinage des mœurs. Cependant, au XVIIIe siècle, de la notion de religion s’efface les éléments constitutifs du libertinage, qui devient peu à peu synonyme de dévergondage sexuel. En 1768, Caraccioli note que le libertin “ne signifie qu’un homme débauché, et non un impie, comme le disent certains dictionnaires.”5 En somme, le libertin est “celui qui s’écarte—des règles, des devoirs, des principes de la communauté.” C’est “l’être du dérèglement.”6

Le tournant capital dans l’histoire du libertinage est indéniablement la mort du Roi-Soleil et l’avènement de la Régence en 1715. Alors que les divertissements étaient sujets à de nombreuses interdictions sous le règne de Louis XIV, Philippe, le duc d’Orléans, prend des mesures qui symbolisent la délivrance et renversent l’héritage du roi défunt. Dans cet air de joie universelle, le libertin devient “cet esprit de conquête qu’habitent la vanité, l’amour propre, l’amour de possessions.”7 Dans ce contexte de dissipation et de débauche pratiquées dans les cours royales, l’oisiveté et la recherche du plaisir deviennent des motifs du libertinage. Par exemple, c’est l’ennui qu’éprouve Mme de T. d’être seule dans...

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