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  • Les noms du Colonel Chabert: Langage et pouvoir après Napoleon
  • Maxime Goergen

Comparé de manière récurrente au travers de la Comédie humaine à une figure d’autorité paternelle, Napoléon dispose bien dans l’œuvre de Balzac d’une des plus importantes prérogatives du père: celle de nommer, c’est-à-dire d’instaurer un lien – a priori permanent – entre un sujet et son nom. Que l’empereur s’adresse à ses soldats comme à “ses enfants” dans Le Médecin de campagne (IX, 523),1 ou qu’il nomme plus simplement “son Chabert” (III, 331)Qle héros de la nouvelle qui nous intéressera ici, sa parole est toujours garante dans le texte balzacien de la possibilité d’une stabilité ontologique pour les sujets qu’elle désigne. Tout se passe comme si Balzac reconnaissait dans l’Empire une forme d’état de grâce linguistique: le règne de Napoléon est ce temps où la relation à une seule source unique et identifiable d’autorité, à une seule parole, semble pouvoir garantir la définition stable du lien entre un être et les noms qui le désignent.

L’arrivée au pouvoir de Louis XVIII constitue donc dans la fiction balzacienne, au-delà d’un simple changement de régime politique, la disparition d’un principe d’autorité discursive clair, qui définissait l’individu et sa relation au monde. Elle entraîne aussi la complexification, jusqu’au dérèglement psychique, d’identités dont l’empereur était le garant symbolique. C’est le cas du baron Hulot, dans La Cousine Bette, consumé par la débauche; de Stéphanie de Vandières, l’héroïne d’Adieu, réduite à l’animalité et à l’aphasie. Et c’est surtout l’enjeu du Colonel Chabert, récit d’une identité meurtrie par l’Histoire.

Le Colonel Chabert est en effet, de tous les personnages balzaciens, celui que détermine le plus intimement l’épopée napoléonienne. Est-ce un hasard s’il est aussi celui pour qui, de la manière la plus exemplaire, le patronyme n’est plus à même d’être la caution de l’identité, sociale ou privée, de l’être [End Page 353] qui le porte? Car c’est bien là l’enjeu majeur de ce texte: l’impossible reconnaissance légale et sociale, sous la Restauration, d’un nom donné et porté sous l’Empire. La relation de discontinuité et de rupture que le changement de régime fait surgir dans la biographie de son protagoniste illustre le pouvoir qu’a l’événement historique de briser le lien, qu’on pourrait naïvement penser infrangible, entre un être et le nom qu’il porte.

La biographie accidentée de Chabert, ce sera là le cadre de réflexion général de ces pages, en fait ainsi le témoin central du drame collectif des hommes de la Restauration, époque marquée par un rapport complexe à l’héritage de l’Empire: à la fois admiration et rejet, désir et répulsion, souvenir réprimé mais sans cesse réactivé, effacé mais plus que jamais vivant. C’est sur quelques caractéristiques de ces liens symboliques complexes entre les deux régimes que nous aimerions brièvement revenir en premier lieu, pour mieux montrer ensuite l’ancrage du drame personnel de Chabert dans une crise collective du rapport à l’identité et au sens, en particulier à celui des mots eux-mêmes.

I. Napoléon: effacement et répétition de la figure impériale

Retour en arrière intégral à un monde d’avant 1789, le nouvel-ancien Régime ne peut pas pour autant rayer d’un trait de plume le passé qu’il remplace: entre négation, récupération et répression de l’héritage et du personnel napoléonien, la Restauration se condamne à peupler la France de fantômes. Seront fantômes en effet tous ceux qui devront vivre d’une identité double, celle que leur avait conférée l’Empire et celle que veut bien leur reconnaître le nouveau régime; seront fantômes les souvenirs...

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