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  • Énergie romanesque et reprise d’autorité (Emmanuel Carrère, Noémi Lefebvre, Jean-Philippe Toussaint)
  • Emmanuel Bouju

La priorité, pour Fuir, c’est ce que j’appellerais l’énergie romanesque, ce quelque chose d’invisible, de brûlant et de quasiment électrique, qui surgit parfois des lignes immobiles d’un livre.

Jean-Philippe Toussaint

SI L’AUTORITÉ DE L’AUTEUR ne fonctionne plus comme garantie fondamentale du texte littéraire1, si la fonction-auteur (selon la terminologie de Foucault) en a dé-hiérarchisé les instances, cela n’empêche pas le roman français, aujourd’hui, de vouloir ressusciter cette autorité en énergie romanesque et ainsi de relever, dans la signature de l’auteur en biographe, lecteur, spectateur et portraitiste, le défi lancé par Barthes dans « La mort de l’auteur2 ».

Cette idée d’« énergie » hérite de deux origines antiques : l’étymon véritable (energeia) et le faux étymon, phonétiquement proche (enargeia), deux notions grecques qui, traduites dans la rhétorique latine, ne sont déjà plus quasi-homonymes (vis / evidentia), et que l’on pourrait traduire en français par la force (ou l’actualité) et la vivacité (ou la visibilité). Il s’agit de rendre visible (par l’enargeia / l’evidentia) ce qui se tient, en puissance (dynamis / potentia3) dans la réalité ; et ce par l’énergie, la force en acte4 du récit, c’està-dire par la puissance active, l’entéléchie ou l’actualité de l’écriture.

Pour traduire cette expérience de pensée et d’écriture, j’ai choisi un corpus d’exemples de trois romans français5 récents, proches du genre autobiographique qui s’est épanché en France à la suite du Nouveau Roman : D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère, La vérité sur Marie de Jean-Philippe Toussaint et L’autoportrait bleu de Noémi Lefebvre6. Ces romans font servir les mots d’ordre de la pensée textualiste française à des fins nouvelles : l’auteur se représente occupant une position mineure dans l’exercice de sa fonction-autorité, mais il s’expose également, en sourdine, dans un geste romanesque en forme d’autoportrait indirect, en opérant résolument (énergiquement) une reprise paradoxale d’autorité.

Le roman d’Emmanuel Carrère est presque une autobiographie7, mais il déplace dès le titre l’attention vers D’autres vies que la mienne : c’est une allo-biographie, pourrait-on mieux dire, où « ma vie » reste inscrite, explicitement, [End Page 92] dans le titre et dans le récit (y compris comme terme) mais de façon subsidiaire (pronominale), volontairement atténuée. Le roman s’ouvre sur un prologue qui est malheureusement redevenu depuis d’une actualité tragique, puisque le narrateur y témoigne du tsunami survenu en 2004 au Sri Lanka— un tsunami duquel il est sorti indemne, ainsi que sa compagne Hélène et leurs enfants respectifs, mais dont il a contemplé les ravages, et dont il a accompagné certaines des victimes—en particulier un couple d’amis déplorant la disparition de leur enfant, Juliette. Après cet épisode qui a engendré en lui un sentiment profond (et neuf) de solidarité morale et sentimentale, le narrateur concentre le récit sur la disparition (d’une récidive du cancer) d’une autre Juliette, la sœur d’Hélène. Plus précisément, il concentre l’essentiel du récit sur ce que raconte, de la vie et la personne de Juliette, Étienne, qui n’est pas son mari mais son collègue et ami, boiteux comme elle à la suite d’un cancer—un juge d’instance avec lequel Juliette a exercé une forme exceptionnelle de justice, capable de réviser l’exercice de certaines lois : c’est cela surtout qui constitue pour le narrateur un objet de fascination, et Carrère hérite ainsi d’une histoire (et de la mission de la raconter) de la bouche même d’Étienne, qui peut être vu comme un double de l’auteur8.

Le deuxième exemple, La vérité sur Marie, est le troisi...

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