L’hérédité en République. Les élus et leurs familles dans la Marne, 1871-1940 by Alexandre Niess (review)

Version remaniée – et fortement réduite – d’une thèse de doctorat d’histoire soutenue en 2010, cet ouvrage s’inscrit à la croisée des enquêtes prosopographiques consacrées au personnel politique français à l’époque contemporaine et des travaux menés par les historiens, politistes et anthropologues sur les élites locales, en adoptant pour terrain d’étude le département de la Marne, jusqu’alors négligé par ce type de recherche. Plus que la dimension locale du sujet, c’est bien l’angle d’approche qui constitue l’une des originalités les plus marquantes d’une démarche qui articule les problématiques de l’histoire politique avec des concepts et des méthodes venus de l’anthropologie et de la sociologie. Par-delà la reconstitution des parcours politiques, la question du renouvellement des élites sous la Troisième République, formulée par Léon Gambetta dans son fameux discours de Grenoble (1872), y est appréhendée par le prisme des réseaux familiaux auxquels appartiennent et dans lesquels s’insèrent les élus marnais.

On ne peut que saluer l’ampleur du corpus étudié qui inclut les 493 parlementaires, conseillers généraux et conseillers d’arrondissement (ces derniers ayant jusqu’à présent été particulièrement négligés dans l’historiographie) élus dans la Marne entre 1871 et 1940, la variété et le nombre des sources dépouillées dans les dépôts d’archives départementales pour reconstituer tant les généalogies que les carrières politiques et les campagnes électorales avec une érudition remarquable, la maîtrise impressionnante des outils informatiques qui permettent à Alexandre Niess de produire un abondant appareil de tableaux statistiques, de cartes et de schémas opportunément insérés dans le corps du texte. Sans doute l’éviction des maires est-elle un peu leste, alors même que les mandats municipaux sont pris en compte dans la reconstitution des réseaux familiaux des élus et qu’ils contribuent pleinement à leurs succès électoraux. Sans doute les conclusions relatives à l’« embourgeoisement » des élus marnais mériteraient-elles quelque nuance, faute d’une reconstitution exhaustive des fortunes – qui eût, il est vrai, constitué une thèse en soi. Sans doute peut-on estimer que l’approche statistique écrase parfois la chronologie et le phénomène des générations, que la légende de certaines cartes aurait pu gagner en précision et que certains schémas sont peu lisibles ou simplificateurs dans le détail. La rigueur méthodologique et la technicité de ce travail ne méritent pas moins d’être soulignées, de même que la clarté de l’argumentation, qui se déroule en trois grandes parties et dont les conclusions partielles sont particulièrement soignées.

La première partie vise à saisir « Les ressorts de la carrière politique ». A. Niess démontre tout d’abord combien le critère de l’implantation locale reste prégnant sous la Troisième République, enjoignant les candidats aux élections (qui ne sont pas tous Marnais de naissance) à recourir à leurs parents (et en particulier à leur mère), à leurs aïeux et à leurs belles-familles pour se poser en «hommes du cru », surtout dans les cantons ruraux qui restent sensibles à l’argument localiste. Pour autant, ces élus se distinguent sociologiquement de la masse de leurs électeurs : la plupart se rattachent aux bourgeoisies aisées et éduquées, tant urbaines que rurales (avec une surreprésentation relative des hommes de loi et des propriétaires), tandis que les noblesses se retrouvent précocement minoritaires (mais avec un poids marqué en matière de mandats nationaux), les ouvriers et employés peinant quant à eux à s’inscrire véritablement dans le paysage politique local. Plus qu’une véritable démocratisation du personnel politique...