- Écrire la crise: L’esthétique postmoderne by Marc Gontard
On connaît Marc Gontard comme un éminent spécialiste de l’œuvre de Victor Segalen et ses analyses pénétrantes dans Victor Segalen, une esthétique de la différence (1990) et La Chine de Victor Segalen (2000) font référence. On doit aussi à la plume de Marc Gontard deux essais significatifs, Le Moi étrange (1993) sur la littérature marocaine francophone et La Langue muette (2008) sur la littérature bretonne de langue française. Écrire la crise change totalement d’objet et de décor puisqu’il s’agit d’une réflexion sur l’écriture de “l’extrême contemporain” (7). Dans les six premiers chapitres de son étude, Gontard souligne la complexité et l’instabilité de la distinction entre “postmodernité,” un concept par lequel on cherche à penser une période, un contexte socio-culturel, et “postmodernisme,” un terme qui définit plutôt une esthétique, voire un style romanesque. Il examine les nombreuses polémiques qu’ont suscitées ces deux notions dans le domaine anglo-saxon d’abord, puis dans le domaine européen. S’appuyant dans un premier temps sur Jean-François Lyotard, pour qui “postmoderne” ne signifie nullement la fin du modernisme mais simplement un autre rapport avec la modernité, Gontard avance une double hypothèse de travail: “[…] celle de la post-modernité comme seuil, désignant les mutations contemporaines qui ouvrent l’espace social à un après, encore informulable, et celle du roman postmoderne comme symptôme de ce passage vers un impensé” (8). Fin des Trente Glorieuses et de l’ère industrielle, fin de la croyance aux grandes idéologies et aux grands métarécits, fin de la métaphysique, fin de l’histoire, fin du mythe de l’avant-garde, le postmodernisme apparaît comme une sorte d’anti-modernisme sur fond de dépression mélancolique au seuil des années quatre-vingt, époque à laquelle s’épuise en Europe (et particulièrement en France) le rêve d’alternance radicale de Mai 68. Tout se passe à ce moment-là comme si le progressisme militant des avant-gardes se retournait contre lui-même. Ce climat “fin de siècle” et de “fin du monde” explique pour une part la rupture spectaculaire de la nouvelle génération d’écrivains avec la dogmatique du Nouveau Roman.
D’une part, Gontard montre que, contrairement à l’idée répandue outre-Atlantique, “le Nouveau Roman français n’est pas postmoderne: il marque au [End Page 251] contraire, surtout dans sa seconde phase, le point de basculement de l’expérimentation romanesque dans l’aporie de l’avant-garde” (85). D’autre part, Gontard montre comment “les principes d’altérité et de turbulence qui envahissent [alors] nos champs de représentation affectent non seulement notre perception du réel mais aussi notre conception du sujet, jusque dans la mise en scène du corps” (11). Avec la chute du mur de Berlin, ces tendances semblent s’accentuer et s’ouvre alors “une période qui ne sait plus inventer l’avenir” (18). Très symptomatiques à cet égard sont les écritures paroxystiques de Michel Houellebecq (Les Particules élémentaires, 1998) et de Marie Darrieussecq (Truismes, 1996), que certains vilipendent comme le triomphe de l’ordure en littérature mais qui signalent en fait le succès d’une certaine logique ultralibérale. L’œuvre postmoderne apparaît dans ces textes à la fois comme “une forme exaspérée de modernité qui rétroagit sur le projet des Lumières” (28), marquée par un refus très net du terrorisme théorique de l’avant-garde, et comme une proposition éclectique à l’image du consumérisme contemporain plongé dans les contradictions culturelles du capitalisme, guettée par le retour toujours possible du “kitsch” (aujourd’hui manifesté par le “trash” ou le “punk”). Ainsi des observateurs avertis comme Christian Ruby, souvent cité par Marc Gontard, proposent de distinguer deux types d’œuvres: celles qu’on...