Pierre Doray, Johanne Collin, and Shanoussa Aubin-Horth - L'Etat et l'emergence des "groupes professionnels" - The Canadian Journal of Sociology 29:1 The Canadian Journal of Sociology 29.1 (2004) 83-110

L'État et l'émergence des « groupes professionnels »1

Pierre Doray
Johanne Collin
Shanoussa Aubin-Horth


Traditionnellement, l'État a joué un rôle déterminant dans la constitution de nombreux groupes professionnels. Il suffit de penser à la « consécration sociale » fournie à plusieurs groupes en leur accordant le monopole légal sur le droit d'exercer certaines pratiques ou sur l'usage réservé d'un titre professionnel. De nombreux métiers ouvriers se sont constitués en partie grâce aux interventions publiques définissant la légitimité du droit d'association et les conditions d'entrée des individus dans les organisations, régulant la gestion de marchés internes ou créant les conditions économiques d'existence. Qu'en est-il aujourd'hui ? Quels rôles ou quelles contributions l'État fournit-il à la création de nouveaux groupes professionnels?

Nous cherchons à répondre à ces questions par l'analyse comparative de l'institutionnalisation de deux groupes professionnels « nouveaux », les conseillers en environnement et les sages-femmes. Il s'agit de comparer deux groupes en émergence dans une même société et à la même époque. Cette comparaison permet de faire émerger les différences et les similitudes dans les modes d'action de l'État et des pouvoirs publics dans une même conjoncture marquée par la montée du néo-libéralisme.

Les deux groupes ont connu des parcours sociaux ou des trajectoires de professionnalisation fort différents. Les deux ont impliqué des mouvements [End Page 83] sociaux et l'intervention de l'État dans leur parcours de professionnalisation. La profession ou le métier de conseillers en environnement (ou éco-conseillers)

est entrée dans un processus lent de regroupement qui met en présence différents groupes ou associations cherchant à réunir les praticiens et à fixer des normes de compétences. Bien que porté par un important mouvement social, par l'institutionnalisation de programmes d'études spécifiques et par une régulation publique de l'activité, ce « groupe » n'a pas vraiment émergé comme groupe constitué. La pratique sage-femme, après avoir été reconnue au début de la colonie, était progressivement disparue à compter du milieu du XIXe siècle au Québec pour ressurgir dans les années 1970 et finalement obtenir une reconnaissance légale à titre de profession en 1999; et ce, malgré la longue et tenace opposition du corps médical. La comparaison des deux parcours permet de dégager l'action des différents acteurs et de mettre en évidence les dimensions qui contribuent à forger progressivement un groupe professionnel.

1. La production des groupes professionnels

Notre point de vue s'inscrit d'emblée dans le cadre d'une sociologie de la production des groupes professionnels considérés comme des construits socio-historiques, ce qui rejoint les points de vue de Freidson (1994) ou de Sarfatti-Larson (1977). Cette approche stipule que la production des groupes est le résultat d'un travail social qui fixe les conditions d'existence, les conditions de reproduction et les modalités de reconnaissance mutuelle des membres. Ces trois dimensions précisent les trois objets du travail social de professionnalisation qui s'articulent les uns aux autres selon la figure suivante.

Le premier objet, le travail organisationnel ou de production de l'espace économique du groupe, réunit les actions qui assurent au groupe une place dans le champ économique (création de postes et de carrières, type de rapport au marché et au client, formes d'accès aux revenus, relations avec d'autres groupes professionnels, etc.). Le travail organisationnel situe le groupe dans l'organisation du travail en particulier et l'organisation sociale en général. Il conduit à créer et à canaliser une demande pour l'expertise du groupe et à préciser les modes d'insertion sur le marché du travail et le marché économique. La canalisation de cette demande se réalise largement par la fermeture du marché, c'est-à-dire par la fixation de règles qui restreignent l'accès aux postes de travail, qui conduisent à différentes formes de contrôle, voire de monopolisation, de pratiques de travail ou de règles qui filtrent les candidats à l'entrée dans une activité professionnelle (Paradeise, 1988). Parmi les conditions d'existence du groupe, la détermination d'un espace de qualification (Maurice et al., 1982) est centrale, ce qui fait référence à ce que Dubar et Tripier appellent le travail cognitif portant sur « des savoirs sur les appellations, les spécialités, les filières » (1998, 13). Il faut noter que la production de cet espace [End Page 84] peut se réaliser selon différents modes comme le souligne Mathieu (2000) 2. L'importance des compétences comme critère de construction des frontières du groupe permet de comprendre le caractère stratégique des questions éducatives dans la construction des groupes professionnels.


Graphique 1
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Graphique 1


Le travail organisationnel est fréquemment le fait d'un noyau actif d'acteurs qui construit et diffuse une représentation du groupe qui précise son champ d'action et qui défend ses intérêts en essayant de produire ou de maintenir une fermeture du marché du travail. Ce noyau peut proclamer ou revendiquer ses compétences dans un champ donné et ainsi chercher à se faire désigner comme regroupant les spécialistes du domaine 3. Il mettra en branle un ensemble de [End Page 85] stratégies, rhétoriques ou autres, afin de convaincre des instances régulatrices et les « consommateurs » du bien-fondé de sa prétention. Les efforts de consécration visent différents acteurs et instances. Il suffit de penser aux entreprises et à l'État qui peuvent instituer et mettre en œuvre des mécanismes de fermeture de l'accès aux postes. Ces efforts peuvent s'avérer vains si les « consommateurs » ne répondent pas positivement à l'entreprise de conviction.

Mais, en même temps, d'autres spécialistes peuvent aussi faire valoir des prétentions sur le domaine en question. Dès lors, une concurrence entre groupes peut émerger à l'occasion de la délimitation des frontières d'un nouveau groupe professionnel (Abbot, 1988). Différentes stratégies peuvent alors être déployées par l'un ou l'autre comme le soulignent Blanc et Storrie (1994) qui ont distingué des stratégies de repli et des stratégies de colonisation du nouveau ministère français de l'Environnement.

La grande majorité des travaux sur les professions et les groupes professionnels insiste sur l'importance de la culture et des identités. Les approches fonctionnalistes soulignent le partage par les membres d'une identité, de valeurs, et de rôles. S'opposant à une telle approche théorique, Bucher et Strauss (1961) rappellent l'existence de la diversité des points de vue à l'intérieur d'une même profession, diversité qu'il est aussi possible de rapprocher des différents parcours sociaux. Cette diversité inclut aussi des conflits possibles. Ainsi, la définition du rôle d'une association professionnelle représentative, les stratégies politiques qu'elle peut se donner et les intérêts défendus peuvent être objets de tensions, voire de lutte, entre les membres.

Du côté des salariés et des entreprises, les travaux de Dubar (1992) soulignent l'importance des changements identitaires en lien avec les modifications des modes de production industrielle. C'est dire qu'il faut compter sur un deuxième aspect du travail social : les pratiques identitaires, c'est-à-dire les mécanismes, procédures et processus conduisant à définir des points de repère participant à une identification commune, à une reconnaissance collective qui permet à chaque individu d'appartenir, à des degrés divers, au groupe. Ce travail consiste à préciser la « communalité » du groupe. Les pratiques identitaires sont le fait des collectifs qui établissent des modes de reconnaissances qui contribuent à établir les frontières du groupe. Les « membres », en interprétant des cadres de référence socioprofessionnelle, contribuent à les modeler. Cela peut souvent se réaliser dans la tension au sein du groupe. Ainsi, les pratiques identitaires constituent des éléments majeurs dans les processus internes et externes de redéfinition des frontières professionnelles (Abbott, 1988). En effet, la redéfinition des enjeux communs au groupe peut accélérer l'autonomisation et le détachement d'un segment à l'intérieur du groupe et son établissement comme nouvelle spécialité, comme nouvelle entité professionnelle. Face aux luttes de territorialités avec les groupes dont les frontières sont connexes, le travail identitaire s'avère également indispensable [End Page 86] dans la mesure où il constitue la recherche d'une cohésion globale vis-à-vis de l'extérieur, d'une focalisation sur des objectifs et enjeux communs susceptibles de constituer un rempart contre les tentatives d'empiètements de la part des autres groupes.

Quant au travail institutionnel de construction de conventions sociales (cadres formels, notamment légaux, et règles de fonctionnement), il fonde les processus de reproduction du groupe comme groupe. Le travail institutionnel assure l'existence du groupe dans le temps et son renouvellement. La professionnalisation de certains groupes sociaux, dont les médecins sont certes l'archétype, c'est-à-dire l'obtention d'un statut légal conférant un champ de pratique exclusif, est l'une des pratiques institutionnelles les mieux documentées de la sociologie. Mais les processus de mise en forme institutionnelle sont aussi présents en milieu ouvrier. Une multitude d'acteurs et d'instances sociales peut et doit être mobilisée afin de fournir à un groupe social les conditions de sa reproductibilité. Nous pensons aux entreprises ou aux syndicats qui sont des sources de codification des cadres constitutifs des groupes. Le recours aux différentes instances étatiques est souvent incontournable. Il suffit de penser aux organismes responsables de l'accréditation des professions, du ministère du Travail qui régule les relations professionnelles ou du ministère de l'Éducation qui, par la mise en œuvre de programmes de formation, participe à la construction d'un groupe professionnel (Maheu, 1978).

L'analyse du travail social, et l'idée que nous nous faisons du processus de professionnalisation, impliquent le repérage des acteurs actifs. Nous avons déjà souligné l'importance de l'instance de représentation du groupe 4 qui agit en définisseur et en porte-parole du groupe, ce que Boltanski appelle un lieux-dits, c'est-à-dire le lieu où s'est opéré un « travail d'interprétation et de schématisation, de représentation et de stylisation du monde social » (Boltanski, 1982, 488). Le positionnement du groupe dans le champ économique conduit à considérer que les acteurs des entreprises (ex. : syndicats et direction du personnel qui contribuent à définir des postes et à préciser des compétences) et les clients 5 (Burrage et al., 1990) contribuent à la production d'un groupe professionnel. La gamme d'actions possibles des acteurs économiques est vaste : elle inclut autant des alliances tacites que des contributions formelles assurant les conditions de reproduction. D'autres organisations peuvent appuyer un groupe en voie de professionnalisation ou, au contraire, entrer en [End Page 87] concurrence avec lui dans des luttes de territorialité. Burrage et al. (1990) identifient d'autres acteurs qui peuvent détenir une position d'alliés et qui soutiennent le travail de professionnalisation d'un groupe. Les auteurs présentent les associations scientifiques, les associations syndicales et les associations de représentation politique. L'importance des enjeux relatifs aux compétences et à la formation conduit aussi à devoir tenir compte de l'implication des producteurs/diffuseurs de connaissances que sont les professeurs et le personnel éducatif de l'enseignement supérieur.

2. Le rôle de l'État

L'État 6 joue un rôle particulier dans le processus de constitution de groupes professionnels et de professionnalisation par la diversité possible de ces interventions. Un groupe peut se constituer en dehors de l'action directe ou immédiate de l'État, c'est souvent le cas quand le groupe émerge d'une demande économique ou que le référent identitaire est l'entreprise. La reconnaissance provient alors du champ économique. C'est le cas des spécialistes en génie logiciel dont l'espace de qualification est en constitution par l'identification des compétences de base de ce « nouveau » métier. Mais il reste que l'État est souvent essentiel tant pour créer un marché, en assurer la fermeture ou pour fixer des modalités de reproduction d'un groupe donné. En fait, l'intervention des pouvoirs publics se calque sur les trois grandes dimensions du travail social de professionnalisation. Ainsi, il participe à la production de l'espace économique, ne serait-ce par son poids quand il est lui-même employeur. Il produit et légitime les formes d'organisation du travail sur lesquelles les groupes prennent assise. Dans certaines situations, l'État ne fait pas qu'organiser les groupes, il les produit directement. Dans ce cas, son action va créer l'offre et la demande. Il déterminera les conditions d'existence du groupe, il précisera les frontières et les modalités d'accès au groupe. Il suggèrera des paramètres de référence identitaire et établira les mécanismes de reproduction du groupe.

Il contribue souvent directement à fixer les conditions d'existence des différents groupes sociaux. Par exemple, le développement de l'État libéral en consacrant l'égalité formelle de tous devant la loi a certainement participé au façonnement du métier d'avocat qui soutenaient les citoyens dans leur volonté de faire respecter juridiquement leurs droits. Mais globalement, l'État libéral est très peu intervenu dans la constitution des groupes professionnels, laissant [End Page 88] au marché la régulation du groupe qui, en se constituant, a cherché à réguler ce marché en déterminant un ensemble de compétences que les membres devaient détenir ainsi que des balises déontologiques (Bertilsson, 1990).

La montée de l'État Providence a doublement contribué au modelage des groupes professionnels : production des conditions d'existence et formes d'institutionnalisation. La reconnaissance de droits sociaux, l'assurantialisation collective des risques sociaux (Dépelteau et Halley, 2000) et la mise en œuvre de services devant traduire en pratique ces droits a contribué au développement de plusieurs métiers qui sont, dès lors, devenus des intermédiaires entre les citoyens et la loi. En même temps, il sont aussi devenus des acteurs actifs dans la production sociale des critères de définition de ce qu'est une juste redistribution sociale 7. Cette intervention de l'État a largement contribué à modifier les conditions d'existence des professions établies (Chapoulie, 1973) qui ont intégré le salariat et sont devenues des rouages de grandes organisations de service 8. Ainsi, le marché n'est plus l'unique mode de régulation des groupes. Même un groupe aussi puissant que les médecins a connu une modification de ses conditions économiques 9 et de ses instances de représentation politique à la suite de la création des services publics de santé. En plus, de nouveaux groupes ont émergé et revendiqué une reconnaissance sociale, ce que plusieurs ont appelé la montée des nouvelles professions ou des « semi-professions ». Si l'action de l'État peut conduire à la création de nouveaux marchés pour des groupes professionnels, le contraire est également vrai. A titre d'exemple, l'État Providence a ainsi contribué à réduire le marché des avocats québécois à la suite de la création d'un régime d'assurance automobile public.

Le développement de l'État Providence s'est surtout fait sentir par les formes d'institutionnalisation des groupes. Leur reconnaissance passe de plus en plus par des voies légales (juridification du processus). De ce fait, la régulation des groupes par le marché a fait place à une régulation politico-institutionnelle. Son action de « consécration sociale », c'est-à-dire de sanction [End Page 89] positive de l'expertise et de monopolisation de tâches ou d'un titre, participe directement à ce processus de régulation. À cet égard, si historiquement la consécration de certains groupes s'est souvent réalisée au coup à coup, nous avons progressivement vu émerger des cadres de « méta-régulation » de la reconnaissance sociale fixant les règles et les critères selon lesquels un groupe peut être reconnu ou, au contraire, refusé 10. C'est le cas, par exemple, de la création d'une loi cadre, le Code des professions (1973), lors d'une réforme en profondeur du système d'attribution des privilèges professionnels réalisée par l'État québécois entre 1970 et 1973 (Baby, 1994 ; Dussault, 1988). Les cadres de cette méta-régulation impliquent également la création de mécanismes de reconnaissance syndicale. En d'autres mots, l'État a progressivement organisé le processus de reconnaissance formelle des groupes, induisant ainsi les voies à suivre et fixant les points de passage obligé pour les groupes en voie de professionnalisation.

Le caractère « organisateur » ou structurant de l'action étatique se retrouve dans des pratiques qui contribuent à préciser les contours de l'espace de qualification, ce qui participe à la création des conditions de reproduction du groupe. La création de nouveaux programmes de formation, et l'octroi des ressources corrélatives à leur mise en œuvre, dépendent largement des décisions des instances responsables de la planification scolaire.

En fait, le développement de l'État Providence est essentiel pour comprendre la professionnalisation de différents groupes sociaux, tant par ses actions influençant les conditions d'existence des groupes que par les mécanismes de reconnaissance sociale. Mais il semble que, depuis une vingtaine d'année, l'État Providence soit, dans de nombreux pays, progressivement influencé par la montée de l'idéologie néo-libérale 11 qui aurait les fondements normatifs et institutionnels suivants (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995 ; Dépelteau et Halley, 2000) : [End Page 90]

  • Le principe de la responsabilité individuelle. Chaque individu est responsable de son sort, et il doit lui-même assurer son épanouissement. Ce principe s'oppose à celui de l'existence de droits sociaux reconnus par le régime de régulation providentialiste. Il n'y a plus reconnaissance de la société comme source de risques sociaux qu'il convient d'« assurer » collectivement.
  • L'acteur social est largement identifié un homo oeconomicus. Les ressorts de son action sont puisées dans la logique utilisatriste selon laquelle il module son action sociale en fonction d'un calcul coût/bénéfices.
  • Le marché est auto-régulateur. Il est postulé que les interventions de l'État menacent l'équilibre du marché, d'où l'idée d'un état minimal dont l'action doit viser à assurer les conditions d'exercice de la libre-concurrence. La déréglementation et la privatisation sont des voies d'actions à favoriser pour assurer la compétitivité des entreprises. Le retour à une prospérité économique ne se fera que dans un cadre de marché plus libre.
  • L'État néo-libéral ne rejette pas les idéaux sociaux de l'État providence. Au contraire, le discours de régulation tend à s'en réclamer tout en les intégrant dans une logique qui prône l'efficacité. L'État néo-libéral maintient la dominance du droit et de la sphère publique de la gestion des problèmes sociaux. La régulation vise explicitement des populations cibles. Ainsi, des changements dans la régulation sociale ou politique sont nécessaires car les politiques antérieures sont peu efficaces et qu'il faut trouver de nouvelles formes d'intervention.

Les nouvelles formes de régulation font une large place à la concertation et au partenariat. Il y a partage des responsabilités entre différents acteurs que ce soit les entreprises, les citoyens ou les administrations locales. On fait davantage appel à la délégation de responsabilité, aux pratiques d'auto-contrôle quand cela est possible, à la négociation d'ententes particulières avec les administrés et à la déconcentration des activités ministérielles

La mouvance néo-libérale peut avoir une influence, du moins en théorie, contradictoire sur les interventions de l'État dans la professionnalisation des groupes professionnels. D'un côté, la poussée vers la déréglementation conduirait à réduire le rôle institutionnel de l'État et à alléger, sinon abolir, les mécanismes formels de reconnaissance des groupes. On pourrait penser que l'on pourrait s'en remettre davantage au marché et aux conditions économiques pour distinguer les « groupes ». Mais, d'un autre côté, si l'État cherche à introduire des modes de régulation partenariaux ou en collaboration avec les acteurs impliqués dans les différents champs sociaux, il doit s'assurer de l'existence de partenaires légitimes. La pression s'exercerait en faveur du maintien des cadres institutionnels de reconnaissance. [End Page 91]

Ces quelques points de repères théoriques, trop rapidement esquissés, fixent les balises de notre analyse comparative de l'institutionnalisation de deux nouveaux groupes professionnels dans le contexte québécois. Les différences de trajectoire et de professionnalité des deux groupes ne constituent pas en soi un handicap à l'analyse. Au contraire, elles peuvent faire émerger des différences dans les modes d'actions de l'État et des pouvoirs publics, dans un contexte de montée de l'État néo-libéral. Par ailleurs, il faut indiquer qu'il existe aussi des points communs entre les deux groupes. Ceux-ci ont amorcé un travail de regroupement à la même période et donc dans une conjoncture générale similaire. En plus, les grandes orientations politiques qui ont gouverné l'action de l'État étaient les mêmes. Finalement, rappelons que les deux groupes peuvent être considérés, dans le contexte québécois, comme deux nouveaux groupes sociaux.

3. L'émergence incertaine des « conseillers en environnement »

Les questions relatives à l'environnement ont toujours fait partie de la vie sociale. Toutefois, depuis une quarantaine d'années, elles sont posées de manière différente. Auparavant, elles étaient traitées de manière spécifique et ne concernaient pas l'ensemble de la production humaine (Limoges et al., 1993 ; Latour et al., 1991). La particularité de la tendance des dernières décennies est de les penser de façon globale selon une perspective unitaire et continue dans ce que Latour et al. (1991) appellent le « travail d'environnementalisation ». Avec ce travail, a émergé une figure sociale : les militants environnementaux, les verts 12. Si la sociologie a déjà pris acte de leur émergence 13 (Vaillancourt, 1981 ; Lafaye et Thévenot, 1993 ; Vaillancourt, 1995), elle s'est moins intéressée à la production de nouveaux spécialistes ou de nouveaux professionnels du domaine. Notre analyse de la professionnalisation de ces spécialistes dans une société donnée indique un processus inachevé caractérisé par une intervention stratégique de l'État et un foisonnement institutionnel qui réduit la capacité de produire un espace de qualification spécifique et des référents identitaires. [End Page 92]

3.1. La production publique de l'espace économique

En réponse aux mouvements sociaux écologistes, la problématique environnementale se déploie au cours des années 1960 et 1970, avec la tenue d'événements internationaux comme la Conférence des Nations Unies sur l'environnement humain (Stockholm, 1972). Elle s'incarne aussi dans les politiques nationales de la majorité des pays développés dont le Canada et le Québec. L'arsenal législatif et réglementaire introduit, entre autres, deux éléments fondamentaux : l'obligation de l'évaluation et l'examen des impacts sur l'environnement lors de grands investissements industriels qu'une instance d'évaluation comme le Bureau d'audiences publiques en environnement (BAPE) met en œuvre et l'obligation pour les entreprises d'atteindre des normes de qualité en matière de rejets industriels (air et eaux).

La régulation publique induit directement de nouvelles responsabilités et de nouvelles obligations que les entreprises devront respecter. De nouvelles tâches et de nouveaux postes de travail sont créés. Il en est ainsi des évaluations d'impacts environnementaux. Un marché émerge avec la création d'une demande en études d'impacts. Une offre peut se constituer sur la base de la régulation publique. D'ailleurs, nous assistons à la création de firmes privées regroupant des équipes multidisciplinaires composées de professionnels provenant d'horizons divers 14. Un nouveau « métier » appelé « Conseiller en environnement » émerge ou peut émerger. Un autre effet des interventions publiques en matière de législation environnementale serait le développement d'audits environnementaux par les entreprises privées, ce qui peut être considéré comme une des réponses de l'industrie devant ses nouvelles obligations environnementales (Halley, 1999). En d'autres mots, la régulation publique a contribué au développement de modes d'autorégulation 15 dans la sphère privée qui a mené à la création de nouvelles procédures réunies sous l'expression « vérification environnementale »conduisant ainsi au développement d'un nouveau champ d'activité en environnement.

3.2 Le foisonnement institutionnel

La régulation publique fonde un marché et fixe un certain nombre de paramètres qui doivent être présents dans les analyses d'impacts mais elle ne donne aucune indication sur les professionnels qui doivent les réaliser. Il en est [End Page 93] de même dans la sphère privée en ce qui concerne la vérification environnementale où des procédures et des normes environnementales que les entreprises s'engagent à respecter sur une base volontaire sont établies mais où ne sont toutefois pas précisés les professionnels qui doivent procéder aux vérifications. Un travail de détermination d'un espace de qualification est alors entrepris par différents acteurs. Pour bien en saisir la construction, il importe d'abord de fournir quelques balises institutionnelles.

Les études d'impacts ou la vérification environnementale ont rapidement été conduites par des équipes multidisciplinaires qui ont été à la source de nouvelles associations professionnelles 16 (regroupant des individus) ou « sectorielles » (réunissant des entreprises). Nous pensons, par exemple, au Rassemblement québécois des professionnels de l'environnement (RQPE) qui a réuni les diplômés des nouveaux programmes de formation interdisciplinaires en sciences de l'environnement, à l'Association des conseillers en environnement du Québec (ACEQ), à l'Association québécoise pour l'évaluation d'impacts (AQEI), à l'Association québécoise de vérification environnementale (AQVE). Ces associations sont à participation volontaire et cherchent à rassembler les spécialistes qui proviennent de disciplines diverses (physique, génie, biologie, chimie) ou de programmes d'études supérieures en sciences de l'environnement.

En parallèle, des groupes professionnels existants proclament et revendiquent leurs compétences sur les nouvelles activités et, ainsi, cherchent à se faire désigner comme des spécialistes ou des professionnels du domaine. Les biologistes ont mis de l'avant une telle position dans les années 1980. Plus récemment, les ingénieurs ont revendiqué, au moment de la révision de la loi fondatrice de l'Ordre des ingénieurs (OIQ), l'exclusivité des études d'impacts; ce qui a soulevé l'ire des nouveaux groupes professionnels et d'autres corporations professionnelles qui estiment que le champ de pratique et les actes réservés aux ingénieurs dans cet avant-projet de loi étaient beaucoup trop larges 17 .

Depuis 1990, le paysage institutionnel se complique avec la création, sous l'initiative des deux paliers de gouvernement, d'instances sectorielles devant regrouper les industries du secteur. Le gouvernement québécois a créé la grappe des industries de l'environnement et, par la suite, le Comité sectoriel de main-d'œuvre de l'environnement (CSMOE). De son côté, le gouvernement [End Page 94] fédéral a incité à la création du Conseil canadien des ressources humaines de l'industrie de l'environnement (CCRHIE).

Le développement institutionnel se réalise ainsi par foisonnement. De nombreuses organisations sont créées pour rassembler les nouveaux spécialistes. En même temps, nous assistons à une lutte de territorialité 18 entre les associations ou corporations professionnelles existantes souvent disciplinaires et les nouvelles associations interdisciplinaires, les unes et les autres revendiquant la reconnaissance de leurs compétences dans ce nouvel espace économique.

3.3. La production hésitante d'un espace de qualification

Certaines compétences relatives aux nouvelles tâches sont directement déduites des paramètres de la régulation publique ou internationale (ISO) mais il faut plus pour constituer un espace de qualification. Le foisonnement institutionnel décrit ci-haut n'aide pas à préciser cet espace propre aux « nouveaux spécialistes ». Certains groupes existants élaborent des stratégies d'intégration des nouvelles fonctions à leur champ d'exercice, soulignant la complémentarité des nouvelles compétences avec leur espace reconnu de qualification. Les nouvelles associations cherchent aussi à préciser les contours du nouvel espace en devenant des points de passage obligé pour les nouveaux spécialistes. Certaines visent à définir l'appellation de conseiller par regroupement des différentes tâches possibles (production d'un espace large de qualification), d'autres proposent la création d'un nouveau groupe autour d'une tâche spécifique comme la vérification environnementale (production d'un espace spécifique de qualification). En parallèle, le CCRHIE a le mandat d'édicter de nouvelles normes professionnelles nationales (canadiennes) pour le secteur dans son entier, conduisant à définir un espace large de qualification. Il introduit les compétences liées aux études d'impacts et à la vérification environnementale dans des appellations plus larges 19 . [End Page 95]

De leur côté, plusieurs universités ont mis sur pied des programmes multidisciplinaires de formation de deuxième cycle dès la fin des années soixante. En 1963, les ingénieurs ont créé un programme de maîtrise en génie de l'environnement. En parallèle, différents programmes de formation multidisciplinaire de 2e cycle universitaire en sciences de l'environnement ont aussi été développés pour former des spécialistes aux nouvelles tâches dont on anticipait la création. S'adressant à des étudiants possédant un baccalauréat disciplinaire en sciences fondamentales, ces formations visent la formation d'un coordonnateur 20, qui serait un spécialiste de l'environnement. Plus récemment, une université vise l'implantation d'un programme européen d'études conduisant à la formation d'un « éco-conseiller ». Pour sa part, l'AQVE a proposé une stratégie alternative en cherchant à associer un titre, une formation et des compétences. Elle a collaboré à la préparation d'un microprogramme de deuxième cycle en vérification environnementale offert par l'Université de Sherbrooke qui ouvre sur l'obtention des titres de Vérificateur environnemental agréé (VEA) ou d'Évaluateur environnemental de site agréé (EESA).

La construction d'un espace de qualification est loin d'être un processus achevé conduisant à une certaine fermeture du domaine par l'articulation entre les compétences, les formations, les titres et les regroupements formels des spécialistes. En fait, le foisonnement institutionnel, renforcé par l'action des universités, conduit à l'élaboration de différentes stratégies d'articulation des compétences et des titres, sans compter les relations de concurrence entre les différents groupes. En d'autres mots, le travail institutionnel conduit à la formulation d'espaces de qualification fort différents.

3.4. Des références identitaires multiples

On comprendra aisément que le foisonnement institutionnel, avec la concurrence entre associations et la balkanisation qui caractérisent le champ de l'environnement, ne constitue pas une condition favorable à l'émergence de référents identitaires uniques qui participeraient à la construction d'un nouveau groupe. En fait, il existe plusieurs propositions concurrentes de référents possibles : identification au domaine de l'environnement dans son ensemble [End Page 96] ou identification à une occupation (conseiller, éco-conseiller, vérificateur, etc.) au sein du champ.

La multiplicité des programmes éducatifs dont plusieurs sont multidisciplinaires qui caractérise la formation de nombre de praticiens ne facilite pas l'unification identitaire tant du point de la formulation des référents que de leur appropriation par les praticiens. Plusieurs d'entre eux ont une formation disciplinaire de premier cycle et possède une formation multidisciplinaire de deuxième cycle. Des professionnels ont souvent une double appartenance associative, ils sont membres d'une corporation professionnelle (ordre des ingénieurs) qui peut revendiquer leur domination sur le domaine tout en étant membres des nouvelles associations.

Globalement, si l'émergence d'une régulation publique environnementale a ouvert un nouvel espace économique dans lequel de nouveaux métiers et de nouveaux groupes professionnels peuvent se développer, force est aussi de constater le foisonnement institutionnel avec la création de différents regroupements et l'émergence de revendications de colonisation des nouveaux domaines de pratiques par des groupes existants. Ce foisonnement apparaît plus important quand nous examinons le travail de construction d'un espace de qualification. La multiplicité des acteurs collectifs contribue aussi à produire une variété de référents identitaires. En somme, le jeu reste largement ouvert tant au plan des formes organisationnelles des nouveaux groupes professionnels que de leur espace de qualification.

4. La consécration des sages-femmes

Les sages-femmes au Québec, et plus largement sur le continent nord américain, représentent un cas de figure très particulier. II s'agit en effet d'un groupe professionnel dont les pratiques, au même titre que celles des chirurgiens et apothicaires d'alors, ont été « importées » des métropoles européennes vers leurs colonies nord-américaines au XVIIIe siècle. Implantées et reconnues comme groupe pendant près d'un siècle, les sages-femmes ont peu à peu vu leur juridiction de pratique se rétrécir au profit de leurs concurrents au point de disparaître au début du XXe siècle. Il faut attendre le début des années 1970 pour qu'à la faveur de vastes mouvements sociaux, la profession renaisse de ses cendres.

L'époque, fertile en remises en question, se caractérise par l'éclosion de ressources alternatives en santé et d'un puissant discours sur l'humanisation des soins. En effet, dès les années 1970, la politique de périnatalité mise de l'avant par le ministère de la Santé et des Services sociaux (1973)constitue la plate-forme politique d'une remise en question des attitudes du monde de la santé face à la grossesse et à l'accouchement. Par ailleurs, le mouvement féministe québécois, comme du reste celui des États-Unis et de l'Europe [End Page 97] occidentale, revendique l'autonomie des femmes face à leur corps. Les revendications mises de l'avant se cristallisent notamment sur deux enjeux majeurs, celui du droit à l'avortement et celui de l'accouchement naturel, non médicalisé, avec des sages-femmes.

Au Québec donc, il semble que les origines du mouvement contemporain supportant la pratique des sages-femmes soient à rechercher du côté d'un Manifeste intitulé Renaissance de la sage-femme préparé par le Collectif de Saint-Léandre (Matane), et présenté en 1977 au Conseil du statut de la femmes (CSF) et au ministère des Affaires sociales (MAS) 21. À sa suite, le mouvement « Naissance-Renaissance » composé de militants en faveur de l'humanisation de la naissance et de la pratique sage-femme est constitué en 1980. Neuf ans plus tard, il représente quinze groupes qui sont devenus membres. De leur côté, les sages-femmes commencent également à s'organiser. L'Association des sages-femmes du Québec, regroupant des sages-femmes diplômées voit le jour en juin 1980. En 1981, une série de colloques régionaux (sur le thème « Accoucher ou se faire accoucher ») se tiennent à travers la province, regroupant à la fois des praticiens, des personnalités politiques et des usagers. Un an plus tard, le Groupe de travail pour la reconnaissance des sages-femmes est créé. L'Alliance québécoise des sages-femmes praticiennes, regroupant surtout des sages-femmes autodidactes, lui succède en 1986. Au début des années 1990, l'État légifère sur la pratique sage-femme en autorisant celle-ci à titre expérimental dans le cadre de projets-pilotes pour une période limitée, au cours de laquelle la pratique fera l'objet d'une évaluation (Blais et al., 1998). Le groupe professionnel obtient finalement sa reconnaissance légale en 1999, au terme de ce que l'on pourrait désigner comme un processus de professionnalisation réussi.

4.1 La production de l'espace économique

Le champ de la santé au Québec constitue un espace relativement rigide et fortement régulé dans la mesure où l'ensemble des groupes professionnels qui en font partie sont régis par un Ordre professionnel et possèdent un statut légal définissant leur juridiction de pratique de façon stricte (Dussault, 1988). C'est donc également le cas dans ce que l'on pourrait identifier comme la sphère plus spécifique de la périnatalité. Parmi les principaux groupes professionnels qui occupent cet espace figurent les obstétriciens gynécologues, les omnipraticiens faisant de l'obstétrique, les infirmières en obstétrique des hôpitaux ainsi que les infirmières en périnatalité des CLSC 22. À ces acteurs centraux [End Page 98] s'ajoutent d'autres groupes professionnels gravitant davantage en marge de la périnatalité, tels que les pédiatres, les travailleurs sociaux, les psychologues, etc. La perspective d'introduire une nouvelle profession, celle des sages-femmes, dans ce champ déjà fort occupé pose d'emblée la question des territoires professionnels et de leur délimitation (Collin et al., 2000).

L'indispensable travail de production d'un espace économique, de création d'un marché pour les services des sages-femmes s'accompagne alors nécessairement du repérage de fondements idéologiques et d'arguments politiques et rhétoriques susceptibles de démontrer la spécificité de la pratique sage-femme. Dans ce travail, 1'État se pose comme un acteur majeur en reconnaissant, à travers sa politique de périnatalité, l'existence d'un territoire de la « grossesse normale » dont les sages-femmes se disent les spécialistes. En entérinant l'existence d'un tel espace dans le champ de la périnatalité, l'État se trouve à « découper » la juridiction de pratique des sages-femmes à même celle qu'occupent déjà les obstétriciens gynécologues, les omnipraticiens ainsi que les infirmières. Certes, des zones d'empiétement ou de chevauchement entre les rôles de ces différents acteurs professionnels existaient déjà. Cependant, l'arrivée des sages-femmes se trouve à relancer les luttes de territorialité dans ce champ.

4.2 La production de l'espace de qualification

Tout au long de ces années, l'édification d'un espace de qualification s'inscrit quant à lui dans un processus en trois phases. La première se caractérise par la mise en place, par les sages-femmes praticiennes 23, d'un système d'apprentissage artisanal très semblable à celui qui caractérise les anciennes corporations de métier. La seconde phase s'amorce avec la création de projets-pilotes destinés à permettre l'évaluation in vivo de la pratique sage-femme. L'État procède alors à la création d'une structure d'accréditation des sages-femmes à travers le Comité d'admission à la pratique. Une série d'épreuves orales et écrites, théoriques et cliniques visent à mesurer les compétences des sages-femmes et à identifier, parmi les membres du groupe professionnel, celles qui sont aptes à la pratique (Blais et al., 1997). La création d'un programme de formation universitaire ne surviendra finalement qu'à la suite de la reconnaissance légale de la profession. [End Page 99]

4.3 Le travail institutionnel

Globalement, le cas des sages-femmes québécoises emprunte au départ un parcours classique de professionnalisation des professions libérales typiques dans les systèmes anglo-saxons. Il y a d'abord émergence d'une clientèle et d'un marché à la faveur du mouvement d'humanisation des soins et du mouvement féministe, puis organisation d'une offre de service à travers l'accroissement du nombre de praticiennes, et l'édification de normes de fonctionnement, de pratique, de qualification. Cette double mobilisation permet de constituer les fondements à partir desquels le discours de légitimation du groupe professionnel pourra se déployer en visant expressément l'octroi d'un statut professionnel et d'une reconnaissance légale auprès de 1'État. Des porteurs de dossiers désignés devant les organismes régulateurs auront alors pour objectif l'édification d'un projet de Loi pour parvenir finalement à obtenir la sanction légale et la reconnaissance officielle du groupe.

Malgré une trajectoire on ne peut plus « classique » de professionnalisation, quelques écarts se profilent assez nettement qui font en sorte que le travail organisationnel de définition d'un espace économique et d'un espace de qualification, tel que dépeint plus haut, cède le pas ou se transforme en un travail institutionnel autour du jeu de professionnalisation au sein duquel l'État est omniprésent. En effet, assez tôt dans le processus, l'État prend le relais des sages-femmes et des groupes de pression qui les supportent pour devenir tout au long des années 1980 et 1990 le porteur de dossier de la reconnaissance professionnelle. L'État voit ainsi à la formation de plusieurs comités d'étude sur la pratique sage-femme. Dès 1981, il organise un Comité interministériel sur les sages-femmes. Quelques années plus tard (1986), le Comité de travail sur la pratique des sages-femmes au Québec est formé. Les travaux de ce comité amènent le gouvernement, après de nombreuses consultations, à déposer puis à faire adopter le projet de loi sur la pratique des sages-femmes prévoyant la mise sur pied de projets-pilotes.

Le processus de professionnalisation se déploie ainsi de l'intérieur même des structures gouvernementales — en l'occurrence ici, du ministère de la Santé et des Services sociaux, à travers certains individus occupant des fonctions-clé. Le fait que les mouvements féministes et des mouvements en faveur de l'humanisation des soins soient fortement convergents et qu'ils trouvent un écho certain au sein de l'État, à travers la ligne politique adoptée face à ces enjeux, contribue peut-être à expliquer le rôle inhabituel joué ici par le gouvernement.

4.4 Le travail identitaire

Quant au travail identitaire, il bénéficie largement d'une association idéologique forte avec les orientations des politiques gouvernementales, tant en matière de périnatalité que de régulation du champ de la santé et des espaces professionnels qui le composent. Les sages-femmes comme groupe professionnel [End Page 100] puisent l'essentiel de leur légitimation à même un travail identitaire intense et d'autant plus nécessaire que le groupe n'est pas né d'une innovation, de percées technologiques ou d'avancées conceptuelles au niveau des savoirs. En effet, le découpage du territoire professionnel des sages-femmes représente en quelque sorte une appropriation par ce groupe d'un espace déjà pleinement occupé par d'autres (notamment obstétriciens-gynécologues et médecins de famille). Il requiert dès lors une mobilisation importante du groupe et des militants qui le supporte autour d'enjeux idéologiques et éthiques concernant l'approche même de la grossesse et de l'accouchement, de façon à définir et à justifier la spécificité de la pratique sage-femme par rapport à celle qui caractérise le monde biomédical. Ce faisant, la « raison d'être » de la pratique sage-femme passe forcément par la distanciation vis-à-vis de pratiques et de valeurs plutôt que de savoirs et de savoirs-faire.

La légitimation de la pratique sage-femme tient dès lors à une posture idéologique nourrie par un rejet des valeurs véhiculées à même le système de santé, d'où une pratique largement clandestine et en marge du système tout au long des années 1970 et 1980. Le travail identitaire est ici intensif et se révèle à travers les relations qu'établissent les praticiennes face au système de santé et à ses intervenants. Le groupe n'est cependant pas exempt de tensions internes, notamment entre autodidactes et diplômées, tensions dont l'intensité découle de l'importance stratégique de ce travail identitaire dans le processus de professionnalisation du groupe.

En somme, le processus de professionnalisation des sages-femmes se caractérise au départ par la convergence d'un marché et d'une offre de services nés à la faveur de vastes mouvements idéologiques et sociaux. Un travail institutionnel de professionnalisation prend rapidement le relais à travers la mobilisation de porteurs de dossiers au sein même de l'État. Celui-ci devient alors un acteur clé dans le processus et y assume un rôle de leadership très poussé, voire inhabituel dans le contexte québécois. Il faut voir que cette profession, aux contours extrêmement précis, s'inscrit dans un champ lui-même fortement structuré et balisé, d'où peut-être la nécessité d'une intervention de l'État. Le travail identitaire, cependant, demeure tout au long du processus la pierre angulaire de la professionnalisation parce qu'il contribue à l'indispensable affirmation de la spécificité de la pratique sage-femme face aux approches bio-médicales et parce qu'il nourrit les fondements idéologiques de la politique étatique en matière de périnatalité.

5. Quelques éléments de comparaison

L'analyse comparative vise essentiellement à saisir les modes d'action de l'État dans la construction des groupes professionnels et sa contribution à leur professionnalisation. Mais d'abord, il convient de préciser les principaux points de repère dans la trajectoire de professionnalisation de chaque groupe. [End Page 101]

5.1 Des parcours contrastés

Les deux synthèses font bien apparaître des trajectoires et des situations globalement différentes, bien que la trajectoire des deux groupes s'amorce de manière similaire. En effet, le déclencheur des deux parcours se retrouve dans les mouvements sociaux : mouvement pour des alternatives sanitaires ou mouvement écologique (environnementaliste). Dans les deux cas, l'État a réagi positivement aux pressions sociales par la création de différentes formes institutionnelles. Par la suite, les trajectoires sont largement différentes.

Il faut dire que les sages-femmes évoluent dans un espace économique fortement structuré par la prégnance du modèle de la profession à exercice exclusif 24 comme forme dominante de regroupement professionnel et par la gestion publique (le contrôle étatique) du secteur de la santé. Le marché est déjà saturé par la présence de plusieurs groupes et surtout par l'existence de plusieurs zones d'empiètement professionnel. La construction d'un espace de qualification propre aux sages-femmes oblige à une redistribution des pratiques de travail entre les ordres professionnels existants, dont les médecins qui se sont continuellement, et souvent avec virulence, opposés à l'institutionnalisation de ce nouveau groupe. Pratique illégitime (ou illicite), la formation des sages-femmes se réalise en dehors des circuits officiels inexistants au Québec dans les années 1980 et 1990. Certaines ont étudié dans un pays où le métier existe déjà, d'autres ont acquis leur expertise à travers le système d'apprentissage mis sur pied par les praticiennes autodidactes. La création d'un programme universitaire de formation ne survient qu'après a été complétée après l'obtention du statut de corporation professionnelle. Les sages-femmes ont connu une « consécration sociale » avec l'obtention de ce statut. Nous sommes en face d'un mécanisme de fermeture propre à un marché professionnel du travail régi par des règlements spécifiques au groupe. L'insertion économique des sages-femmes est similaire à celle de plusieurs autres professionnels de la santé : elle mixe l'exercice libéral du métier et l'exercice bureaucratique qui caractérise l'organisation des soins de santé.

En environnement, le jeu est largement ouvert, ce qui contraste avec le groupe précédent. Avant même de baliser le territoire et d'envisager différentes formes de clôture, il fallait le constituer. L'environnement, comme espace social d'actions spécifiques, n'existait pas, il a fallu le créer, tâche à laquelle les militants écologiques ont contribué. Le passage d'un problème social en espace économique d'insertion possible d'un nouveau groupe exige davantage. [End Page 102] La création de conventions publiques, comme la proclamation de normes environnementales à respecter par les entreprises ou les municipalités et l'obligation de réaliser des analyses d'impacts lors d'investissements industriels majeurs, a permis de réaliser ce passage et de créer de nouvelles pratiques de travail comme l'évaluation d'impacts. Au cours des années, des inflexions sont notées avec, par exemple, la montée de la vérification environnementale.

En parallèle, différents acteurs cherchent à préciser l'espace de qualification, souvent en référence à des métiers qui devraient se développer. Contrairement à ce qui prévaut dans le champ de la pratique sage-femme, des universitaires mettent rapidement sur pied des programmes d'études de deuxième cycle en sciences de l'environnement. Les diplômés se réuniront en association dont la durée de vie ne sera pas nécessairement longue. D'autres associations, certaines réunissant les praticiens sur la base des entreprises, d'autres sur celle de tâches précises (ex. : évaluation d'impacts, vérification environnementale, etc.), reprendront le relais et chercheront à des degrés divers à préciser l'espace de qualification et à articuler des titres à des formations. En même temps, des associations professionnelles existantes comme l'association des biologistes ou l'ordre des ingénieurs s'autoproclament spécialistes du nouveau domaine et visent colonisation. Ainsi, une concurrence s'établit entre les associations récentes regroupant les « nouveaux spécialistes » et celles réunissant les spécialistes des disciplines traditionnelles. Cette concurrence, conjuguée à un tâtonnement institutionnel au sein des nouveaux « spécialistes » et aux évolutions dans les nouveaux métiers, permet de comprendre les difficultés de détermination d'un espace relativement unifié de qualification. Rappelons finalement aussi l'ambivalence des appartenances disciplinaires des « nouveaux » spécialistes qui proviennent, pour la grande majorité des cas, des disciplines traditionnelles comme la physique, la chimie, la biologie et le génie.

Ainsi, les difficultés liées à la construction du champ de travail, à une instabilité institutionnelle avec la présence de différents porte-parole, les luttes de colonisation du nouveau domaine, les sources de recrutement des étudiants qui proviennent de différentes spécialités scientifiques, la diversité des programmes de formation et leur caractère multidisciplinaire n'aident pas à construire des référents identitaires précis pour unifier les nouveaux praticiens en un seul groupe.

5.2 L'action de l'État

L'État a joué un rôle considérable dans l'institutionnalisation des deux groupes étudiés. Dans les deux cas, il a répondu positivement aux pressions des mouvements sociaux respectifs et repris à son compte leurs préoccupations. Par la suite, les modalités de son action se sont avérées fort différentes. Il fut un [End Page 103] quasi-producteur dans un cas et un organisateur dans l'autre. Cette différence entre les deux modes de contribution tient, en grande partie, à son implication antérieure dans les deux univers de pratique. L'État, et spécialement le gouvernement provincial, a les deux pieds dans le champ de la santé où il est à la fois le pourvoyeur, l'organisateur, le planificateur et le gestionnaire. S'impliquant progressivement dans la régulation du champ de la santé et des services sociaux à partir de l'après deuxième guerre mondiale, son action structurante culmine avec la création du régime d'assurance-maladie en 1970 et la réforme du système des professions en 1973. Le champ de l'environnement est nettement plus large impliquant l'action des divers paliers de gouvernement (incluant les activités agricoles) et des municipalités ainsi que celles d' entreprises privées.

Dans le cas des sages-femmes, de nombreux acteurs de la structure gouvernementale ont repris la revendication portée par plusieurs groupes ou associations communautaires, par convergence d'intérêts, contribuant ainsi à renforcer la légitimité de la « cause ». Toutefois, certains d'entre eux, largement concentrés au ministère de la Santé, ont fait davantage par un travail de promotion de la pratique qui a contribué à asseoir la position organisationnelle de la pratique dans le champ de la santé et à préciser son espace de qualification. Dans le secteur de l'environnement, l'action publique a effectivement créé l'espace économique avec l'introduction de la régulation environnementale. La mise en œuvre de grands projets de construction de grands équipements collectifs (ex. : la construction des barrages à la Baie James) par des firmes parapubliques comme Hydro-Québec a aussi contribué à créer un marché pour de nouveaux métiers liés à l'évaluation d'impacts (Gagnon et Gingras, 1999). La régulation publique a donc ouvert le champ et forcé les entreprises à introduire les pratiques environnementales dans leur gestion quotidienne. Un apprentissage des nouvelles pratiques pouvait alors s'amorcer, contribuant à préciser un possible espace de qualification. Dans un premier temps, l'État n'intervint pas directement pour en préciser les contours, laissant plutôt le champ libre aux producteurs de connaissances et aux acteurs économiques. Certaines associations produiront ainsi des normes. Dans un second temps (début des années 90), dans le cadre d'un inventaire visant à construire le champ d'ensemble de l'industrie de l'environnement, des organismes péri-publics (grappe industrielle ou comité sectoriel), regroupant des acteurs du milieu et mis sur pied par les deux paliers de gouvernement, s'intéresseront à la question de la formation et amorceront la formalisation de normes professionnelles. Sans en être le maître d'œuvre direct, il reste que l'État aura fixé l'agenda de travail.

Le travail accompli met aussi en évidence les tensions internes au sein des différentes instances de l'État. Le refus d'octroyer le statut de corporation professionnelle aux sages-femmes par l'Office des Professions tout au long des [End Page 104] années 1980 25 souligne bien l'écart qui pouvait exister avec les responsables du ministère de la Santé qui souhaitaient la légalisation de la pratique. Par contre, le refus n'est pas un jugement de pertinence sur la légitimité de la pratique, — le principal argument de l'Office des professions portant sur la faiblesse numérique du groupe des sages-femmes — si bien que le travail de conviction et d'inscription institutionnelle pourra se poursuivre. En environnement, des tensions existent entre les deux paliers de gouvernement (fédéral et provincial) qui ont créé leur propre comité sectoriel de développement de la main-d'œuvre. Les tensions portent sur la définition même de l'espace économique et sur la délimitation de l'espace de qualification. Au sein d'un même palier de gouvernement, des conflits entre les ministères existent, alors qu'il s'agit de délimiter l'espace économique (ex. : assujettir ou non l'agriculture aux normes environnementales).

Les pouvoirs publics sont aussi appelés à intervenir dans les tensions qui peuvent émerger entre les acteurs dans l'espace économique. Les modes d'intervention ont été cependant fort différents. Dans le cas des sages-femmes, le parti pris est clair. Il existe une volonté étatique d'institutionnaliser la pratique et de reconnaître les praticiennes. La négociation avec les autres groupes, dont les différentes associations médicales, porte donc sur cette reconnaissance. La mise en œuvre de projets-pilotes participe de cette négociation alors qu'il s'agit de chercher à convaincre son interlocuteur par l'usage d'un registre d'action — en l'occurrence ici une démarche expérimentale — auquel il est « sensible ». Dans le domaine de l'environnement, les pouvoirs publics se posent davantage comme arbitre entre les différents groupes en émergence ou constitués, le refus temporaire du gouvernement québécois d'endosser les propositions de l'ordre des ingénieurs en étant un indice.

Les acteurs ont déployé différentes modalités d'institutionnalisation. Certaines, comme l'incorporation de la revendication dans les programmes des partis politiques, les consultations, la mise sur pied de comité de travail ou la rédaction de rapports et la formulation de politiques ou de règles, apparaissent être des outils classiques d'intervention. D'autres le sont moins. C'est le cas de la réalisation des projets-pilotes dont l'objectif est de valider, « scientifiquement », l'efficacité de la pratique sage-femme ou de la création de la grappe industrielle et des comités de développement de la main-d'œuvre.

Qu'il s'agisse d'une professionnalisation « réussie » ou de la création de groupes différents très souvent concurrents, les deux cas de figure illustrent l'influence indéniable d'un État providencialiste dans la reconnaissance de [End Page 105] groupes professionnels. Cet État subit toutefois progressivement l'influence de la montée de la mouvance néo-libérale dont il convient ici de préciser les effets. Dès 1973, l'État entend limiter et rationaliser l'attribution des privilèges professionnels au sein de la société québécoise. Le rôle de l'État a été central dans la professionnalisation même partielle des « conseillers en environnement » : la régulation publique a ouvert l'espace économique même s'il a laissé aux acteurs, spécialistes et entreprises, le travail de construction de l'espace de qualification. Par ailleurs, les deux paliers de gouvernement ont créé des instances sectorielles de rencontre entre les partenaires économiques. En ce sens, on peut dire qu'ils ont favorisé la structuration du secteur, sans pour autant réglementer la création des groupes de professionnels qui y travaillent. Mais, en même temps, on observe un mouvement de déréglementation en environnement et d'introduction de nouvelles modalités de régulation comme le recours aux partenariat, l'auto-contrôle des entreprises en matière de surveillance des normes, de négociation d'ententes particulières(Dépelteau et Halley, 2000). Ces changements ne militent pas en faveur d'une régulation publique visant à définir les groupes professionnels. On laisse aux acteurs regroupés et au « marché » le rôle d'établir l'espace de qualification dans le domaine. L'État renvoie ce travail aux acteurs eux-mêmes dans une logique de partenariat et de collaboration entre eux. Nous pourrions parler d'une action favorisant une gestion par branche ou par « métiers » régie par des conventions sectorielles, bien que ces dernières ne soient pas encore fixées. Il est possible, selon la lecture retenue plus haut, d'y voir une influence de la mouvance néo-libérale.

Le poids de l'État est plus fort dans la professionnalisation des sages-femmes car il a en été le promoteur. Par là son action s'inscrit dans la mouvance providencialiste 26. Toutefois, en soutenant la création d'un nouvel ordre professionnel, il introduit une concurrence entre des modes de dispensation des services professionnels dans le champ de la périnatalité. De plus, nous assistons à l' introduction d'une logique industrielle d'action (Boltanski et Thévenot, 1991) par la mise en œuvre de projets-pilotes reposaint sur des objectifs d'évaluation de l'efficacité et des coûts de la pratique sage-femme. Ainsi, l'opération de « consécration sociale » pouvait démarrer après un « test » visant à assurer l'efficacité des interventions des nouvelles praticiennes. Ce recours à un registre industriel s'inscrit aussi dans l'esprit néo-libéral. [End Page 106]

Conclusion

Les recherches sur la constitution des groupes professionnels ont souvent emprunté la voie de la comparaison, examinant le processus de professionnalisation d'un même groupe dans deux sociétés données. Ces comparaisons internationales mettent en évidence les différences d'appellations ou de titres (un même titre comme celui d'« ingénieur » ou de « cadre » ne recouvre pas une même réalité sociale) et soulignent les différentes modalités de l'action de l'État dans la production des groupes. Nous avons choisi une approche différente, comparant des groupes différents en voie de professionnalisation dans une même société et au cours d'une même période (unité de lieux et de temps). Cette comparaison permet de souligner la diversité des modes d'action de l'État dans une même conjoncture. Ainsi, les processus de professionnalisation se différencient non seulement parce que les formes de l'action publique sont différentes entre société mais aussi parce qu'au sein d'une même société, les pouvoirs publics modulent leurs interventions en fonction des modes de structuration des espaces sociaux.

L'analyse dégage des situations différentes entre les deux groupes étudiés : processus de création de groupes multiples pour l'un, professionnalisation « réussie » pour l'autre, et des trajectoires de professionnalisation déployées dans des contextes sociaux fort différents, ouverts pour l'un, fortement encadré pour l'autre. Les deux situations possèdent leurs difficultés propres. La professionnalisation des conseillers en environnement - d'ailleurs, le seul fait que les nouveaux métiers ne soient pas désignés par une expression précise est un premier indicateur de l'incomplétude du processus, en comparaison à la situation des sages-femmes- implique la création d'un espace économique et d'un espace de qualification en même temps que des instances de représentations doivent être mises sur pied, ce qui contribue à préciser l'espace de qualification et des référents identitaires. En d'autres mots, il s'agit de partir de zéro et de placer les différentes pièces du casse-tête. La professionnalisation des sages-femmes implique une redistribution des cartes dans un jeu fortement balisé par un ensemble de conventions sociales et économiques lourdes. Dans ce contexte, les porte-parole des praticiennes doivent trouver un allié fort qui saura forcer les conventions afin de créer l'espace organisationnel. Des pans entiers de l'organisation étatique ont effectivement fait sauter les verrous pour construire cet espace.

Nos choix méthodologiques permettaient de « contrôler » deux dimensions de l'analyse : la composition de l'État et la conjoncture. À cet égard, les processus de professionnalisation des deux groupes étudiés s'actualisent dans une conjoncture de montée de l'idéologie néo-libérale. Selon des registres différents, il nous semble que les orientations normatives associées à la mouvance néo-libérale imprègnent les trajectoires de professionnalisation. Toutefois, bien [End Page 107] que l'on perçoive assez nettement cette influence sur l'action publique en matière de professionnalisation, il reste que cette dernière est également modulée par les conventions sociales, héritées de quarante ans de providentialisme, qui structurent les espaces sociaux où se déroulent les processus de professionnalisation et par la composition des groupes sociaux en présence.



Pierre Doray est chercheur au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie et professeur au département de sociologie de l'université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent sur les parcours des étudiants et la participation des adultes à l'éducation. Il a aussi travaillé sur les relations entre le champ de l'économie et de l'éducation en lien avec la transformation des modes de régulation de la formation professionnelle et technique (Doray Pierre et Maroy Christian avec la collaboration de Cattonar Branka, Fusulier Bernard et Pelletier Patrick. Lier éducation et économie, Bruxelles, DeBoeck, 2001). doray.pierre@uqam.ca

Johanne Collin est chercheure au Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention (GRASP), chercheur-boursier du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) et professeur en socio-économie du médicament à l'Université de Montréal. Ses recherches actuelles portent sur le médicament comme phénomène social et culturel, sur les rapports entre profanes et professionnels ainsi que sur les dynamiques professionnelles dans le champ de la santé. johanne.collin@umontreal.ca

Shanoussa Aubin-Horth a obtenu son diplôme de maîtrise en sociologie à l'Université du Québec à Montréal en 2002. L'objet de son mémoire de maîtrise a trait à l'institutionnalisation de l'interdisciplinarité à l'université dans le cas des sciences de l'environnement. Pendant sa maîtrise, elle a été assistante de recherche au Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie où elle étudiait l'émergence de la question de l'environnement au Québec. Elle poursuit actuellement un doctorat en éducation à l'Université du Québec à Rimouski. shanoussa@hotmail.com

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Mathieu, Louis
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Paradeise, Catherine
1988. Les professions comme marchés du travail fermés. Sociologie et Sociétés XX (2): 9-21.

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1995. Penser et concrétiser le développement durable. Écodécision (15): 24-29.

Footnotes

1. La réalisation de ce texte a été rendue possible grâce à des subventions du Fonds FCAR (Innovations intellectuelles et organisationnelles dans l'enseignement supérieur) et du ministère de la Santé et des Services sociaux.

2. Le « moment d'invention d'un nouveau métier ne s'est (bien évidemment) pas déroulé à la manière de l'occupation d'un « profil de poste » bien défini, ou comme la réalisation pratique d'un « modèle » préalablement élaboré dans l'abstraction, mais correspond à un processus progressif et tâtonnant de définition de tâches à accomplir ou à délaisser, de délimitation de frontières distinguant le nouveau poste d'autres plus ou moins proches, ou encore de précision des compétences exigibles des individus prétendant à l'exercer » (Mathieu, 2000, 266).

3. Comme l'indiquait Chapoulie : « on ne peut détacher, pourtant, comme le font les analyses fonctionnalistes, le savoir professionnel de ses conditions de production, de diffusion et d'utilisation, c'est-à-dire des institutions et des groupes qui se donnent pour rôle de le conserver, de le développer, et d'être auprès des laïcs, les témoins de son existence. (...) il faut étudier les conditions sociales de monopolisation d'un savoir et les conséquences, sur le développement de celui-ci, de l'apparition d'un corps de spécialistes » (Chapoulie, 1973, 96).

4. Les porte-parole sont en relation étroite avec les praticiens eux-mêmes mais il ne faut pas les assimiler complètement à ces derniers qui peuvent les rejeter. La délégation de représentation peut être renversée.

5. Il nous semble important de rappeler combien les catégories « client » ou « consommateur » sont floues et qu'il convient de les décomposer afin de repérer les acteurs effectivement en jeu.

6.Il convient aussi de rappeler qu'historiquement le rôle de l'État fut différent d'un pays à l'autre, selon les idéologies, les traditions ou le poids politique de l'appareil d'État (Sarfatti Larson, 1977; Krause, 1988).

7. Pour Dépelteau et Halley, une caractéristique de l'État Providence est la mise en place de modes de concertation néo-corporatistes. Ceci souligne bien le rôle de l'État dans la production de groupes professionnels reconnus. Les autres traits généraux de l'État Providence sont : la prolifération des droits sociaux et le développement de la démocratie sociale, l'approche keynésienne de la redistribution de la richesse, l'essor du fordisme et l'implantation de la société de consommation, l'assurantialisation collective des risques sociaux et la nationalisation d'entreprises jugées névralgiques ou stratégiques.

8. Le cas de la profession de pharmacien est à cet égard intéressant dans la mesure où, tout en demeurant régie par les lois du marché, cette profession libérale traditionnelle s'engage dans un processus de salarisation extrêmement rapide à partir des années 1960 (Collin, 1995).

9. Betilsson souligne que « the old gentleman-doctor or gentleman-judge became merely salaried, bureaucratized, state officials paid in accordance with union contracts with the state » (1990, 126)

10. Un groupe professionnel peut se constituer sans intervention de l'État mais il est difficile d'échapper aux cadres institutionnels qui régulent nombre d'activités sociales et économiques ainsi qu'aux conventions qui balisent la constitution de groupes. L'État est appelé à accepter et à refuser des demandes venant de groupes en quête de reconnaissance. En ce sens, il est aussi un arbitre qui freine les projets d'acteurs ou qui consacre le travail du noyau social d'acteurs à la recherche de consécration.

11. Pour certains auteurs (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995) cette influence conduirait à l'émergence d'un État néo-libéral. L'élection, dans les années 1990, dans certaines provinces canadiennes de gouvernement conservateur accrédite cette thèse. Par contre, cela ne s'est pas produit pas dans toutes les provinces, mais leur gouvernement ont souvent subi des pressions pour « libéraliser » la gestion de l'État. Ainsi, l'esprit néo-libéral influencerait les modes de gestion politique par pression politique quant des partis politiques ne sont pas élus. L'existence de différentes voies d'influence de cette idéologie politique nous incite à penser en terme de tendance ou de mouvance plutôt qu'État néo-libéral.

12. Rappelons que la figure du militant se différencie de celle du professionnel, « par l'engagement missionnaire qui est le sien et qui fait qu'il est d'accord pour confondre sa vie personnelle et sa mission... » (Lahire, 1999, 42).

13. En effet, « la sociologie des mouvements sociaux a bien vu la possibilité de construire un mouvement collectif sur des positions critiques se référant à la nature et c'est aussi dans ce sens qu'ont été développées des analyses sur la mobilisation politique autour de l'écologie » (Lafaye et Thévenot, 1993, 496).

14. On notait en 1993 la création récente de ces firmes réunissant des « conseillers en environnement ». On en dénombrait 0 en 1972, 28 en 1982 et 99 en 1992 (Keable, 1993).

15. Notons que l'émergence des normes internationales ISO 14000 ne sont pas indépendantes du développement des différents modes d'autorégulation.

16. Aucune demande de création d'une corporation n'a été adressée à l'Ordre des professions du Québec depuis sa création en 1973 en ce qui à trait au métier touchant l'environnement et plus particulièrement à titre de « spécialiste de l'environnement », « professionnel de l'environnement » et de « conseiller en environnement » ou une expression similaire.

17. Le gouvernement québécois a, en fait, reporté l'étude du projet de loi.

18. Soulignons ici une stratégie quelque peu différente d'une des associations. Plutôt que d'entrer en concurrence avec les autres groupes pour asseoir son autorité sur le domaine, l'AQVE crée des alliances stratégiques et cherche à regrouper autant des représentants du Barreau du Québec que des cabinets de comptables, des ingénieurs, des biologistes, des consultants en environnement et les organismes de réglementation gouvernementaux. Les principales préoccupations de l'AQVE consistent à édicter des normes strictes pour l'exercice de la profession. La stratégie de l'AQVE a été de conclure des ententes avec les ordres professionnels qui permettaient de diffuser des normes de travail.

19. Ce système de reconnaissance a fait face à de nombreuses critiques de la part des associations et des ordres professionnels du Québec. Ces derniers se sont alliés et ont contesté la légitimité du conseil canadien à intervenir sur la production de normes de compétences dans le domaine. Malgré ces réticences, le programme du conseil canadien se développe.

20. En référence à une proposition soulevée lors d'un colloque de l'OCDE sur l'enseignement universitaire en environnement tenu à Tours, les participants soulignaient l'importance des problèmes d'aménagement et de gestion des espaces humanisés. Devant ce fait, il devenait impérieux à leur yeux de former des individus à un nouveau métier de « coordonnateur » qui interviendrait au sein de groupes chargés de trouver des solutions aux nouveaux problèmes environnementaux. Les coordonnateurs auraient pour principale fonction de faciliter la participation et la cohésion des différents spécialistes lors de l'étude des problèmes (OCDE, 1972).

21. Mémoire de l'Alliance québécoise des sages-femmes praticiennes sur le projet de loi 4 sur la pratique des sages-femmes dans le cadre de projets-pilotes, décembre 1989, p. 7.

22. Il s'agit des Centres locaux de services communautaires, désignés officiellement comme l'une des « portes d'entrée » majeure dans le système de santé.

23. Le terme « sages-femmes praticiennes » désigne les sages-femmes autodidactes qui effectivement exercent leur profession dans la clandestinité avant que celle-ci soit reconnue légalement. Elles s'opposent aux « sages-femmes diplômées », pour la plupart formées à l'étranger, qui elles sont réfractaires à l'idée de pratiquer dans l'illégalité.

24. C'est à dire le modèle fondé sur la reconnaissance légale d'un monopole de pratique -ou de titre-. Le champ de la santé et des services sociaux est entièrement régi par ce modèle au Québec, ce qui induit des rigidités importantes dans la gestion des ressources dans ce champ (Dussault, 1988).

25. Rappelons que l'office des Professions est l'instance de régulation des corporations professionnelle mise sur pied par l'État. À ce titre, il doit évaluer les demandes de constitution de corporation professionnelle.

26. Certains pourraient interpréter l'institutionnalisation des sages-femmes comme un moyen d'introduire de la concurrence dans un domaine particulier. Cela serait juste si en parallèle, l'État avait introduit une déréglementation dans le mode de rémunération des médecins, de la souplesse dans le droit de pratique de certains actes, ou de la flexibilité dans l'organisation d'ensemble des soins de santé.

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