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  • Le monde arabe en révolutions :deux approches des chronologies et des régimes de contraintes
  • Leyla Dakhli

Les deux articles réunis dans ce numéro du Mouvement Social offrent une perspective originale sur le monde arabe contemporain et son histoire récente. Écrits avec le souci de rendre compte d’univers de contraintes spécifques (celles de la Palestine sous occupation et celles des régimes autoritaires égyptien et tunisien), ils mettent chacun à sa manière en scène des tensions entre identifications nationales proclamées et arrangements avec les conditions d’existence, qui dévoilent une autre perspective sur l’histoire de la région.

L’article de Joel Beinin montre les tensions provoquées par l’irruption des révolutions de 2010-2011 dans un monde ouvrier dont les logiques de mobilisations n’étaient pas déterminées par une conscience générationnelle ou un objectif de renversement du pouvoir, mais structurées par des alliances locales, centrées sur le lieu de travail, les conditions d’existence et les rémunérations. Il offre un éclairage sur les liens qui unissent ces mouvements ouvriers forts et structurants de nouvelles relations sociales (à l’échelle locale) et ceux qui ont abouti à la chute de Zine al-Abidine Ben Ali en Tunisie, au pouvoir depuis vingt-trois ans, et Hosni Moubarak en Égypte, au pouvoir depuis près de trente ans. Ces liens ne sont pas immédiats ni constitués par une causalité directe ; mais l’observation d’un historien spécialiste des questions ouvrières et syndicales permet de proposer une autre chronologie des événements qui se sont déroulés ces dernières années, notamment par l’attention portée aux étapes de l’application des politiques néo-libérales et des plans d’ajustement structurels, au tournant des années 1970-1980 – qui provoquèrent une série d’émeutes massives dans la région, aussi bien dans l’Égypte de Sadate que dans la Tunisie de la fin de règne de Bourguiba. Ces soulèvements peuvent être considérés comme les premiers d’un cycle qui ne relève plus de la contestation post-indépendance et de la lutte pour l’imposition d’un modèle de développement politique et économique entre différentes options (marxistes, nationalistes/nationalistes arabes, islamistes…). Ainsi Joel Beinin, par sa connaissance de l’histoire syndicale et des mobilisations ouvrières, propose-t-il de trouver certaines des racines du mouvement révolutionnaire [End Page 3] récent dans ce que l’on avait réuni à l’époque sous le vocable « émeutes de la faim », parce qu’elles étaient provoquées par la hausse du prix des denrées alimentaires. Cette comparaison permet d’envisager dans une perspective globale les conséquences de l’installation d’un régime néo-libéral dans la région : libéralisation des marchés et concurrence sauvage, hausse des prix, notamment des produits de base, et stagnation des salaires, mais aussi concentration de la richesse entre les mains d’une oligarchie clientéliste (par exemple à Gafsa ou à Mahalla) qui suscite le mécontentement populaire et celui des classes moyennes.

L’historien met également en perspective une série de travaux récents sur la région, qui ont proposé de nouvelles approches des mobilisations et des régimes d’obéissance : sur la Tunisie, les travaux de Béatrice Hibou1 ou Amin Allal2 ; sur l’Égypte, ceux de Marie Duboc3 ou Youssef El-Chazli4. Une partie de ces questions sont d’ailleurs soulevées dans le livre collectif qu’il a dirigé avec Frédéric Vairel, avant même les soulèvements de 20115, mais aussi dans le numéro de la Revue française de sciences politiques dirigé par Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule en 20126. Cette combinaison nouvelle d’approches sociologiques et de science politique s’affranchit des analyses surplombantes – notamment géopolitiques – pour retrouver les logiques sociales, économiques et politiques des soulèvements, et éclairer également les moments d’apathie apparente. Loin de vouloir livrer ici l’unique clé d’explication...

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