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  • Océan Indien
  • Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo

Œuvres de création

Devi, Ananda. Les Hommes qui me parlent. Paris: Gallimard, 2011. ISBN 9782070134403. 216 p.

Après seize romans, recueils de poèmes et de nouvelles, l'auteure mauricienne Ananda Devi nous propose ici pour la première fois une autofiction d'écrivaine et de femme en crise.

Je me méfie du mot autofiction mais toute écriture n'est peut-être que cela, déguisée de mille et une façons. Même en faisant la folle tentative de la révélation, l'on se transforme en fiction. Ou alors, un jour, on comprend qu'il n'est plus nécessaire d'utiliser des personnages pour revenir vers soi.

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Et c'est bien à ce retour sur soi qu'elle s'emploie, mais aussi à un retour sur écriture. Le texte est en effet une réflexion très personnelle sur la création, le rôle et les fonctions de l'art, ainsi que sur le rapport du féminin et du masculin. Le récit est déclenché par une crise familiale et conjugale intense qui conduit la narratrice, A. D., à se réfugier dans une chambre d'hôtel et elle se fait le fil conducteur de cette introspection. C'est cette fuite qui lui permet de se départir de la présence obsédante et envahissante des hommes qui l'entourent. Sa méditation porte sur l'extrême violence des relations familiales, sur l'échec de la rencontre et le mystère des êtres proches, sur la difficulté de la maternité liée à la question de la création (52). Dans une confession assumée (76), le récit propose une entrée intime dans sa propre œuvre. Elle rappelle en effet des événements autobiographiques qui ont suscité ses premiers textes: un amour malheureux à quinze ans, la découverte de la réalité du racisme et des préjugés ethniques dans son île, la découverte de la trahison mais aussi de l'amour pour Maurice dont elle ne cesse de parcourir les lieux qui engendreront ses textes. Elle évoque ses relations presque charnelles, toujours sensorielles, avec ses propres personnages, si proches et jamais les mêmes qu'elle. Écrire sans ces femmes de papier, c'est pour la première fois ne pas se cacher: "aucun personnage ne me protège de moi-même. Cette fois, l'écran est un miroir" (16). Mais ce miroir est largement créé par les masques que les autres ont plaqués sur son visage. "Chaque femme est un rôle. Pas une personne" (51), et ce rôle est en particulier déterminé par la voix des hommes, ainsi qu'elle le rappelle en incipit: "Tous ces hommes [End Page 243] qui me parlent. Fils, mari, père, amis, écrivains morts et vivants. Une litanie de mots, d'heures effacées et revécues, de bonheurs révolus, de tendresses éclopées. Je suis offerte à la parole des hommes. Parce que je suis une femme" (11). Le récit se construit autour de ces hommes qui lui parlent et "la parlent," mais elle déconstruit leurs voix, se libère de ce qu'elles lui ont imposé d'être et c'est elle, enfin, qui leur parle sans concession. Fait de courts chapitres non titrés et non numérotés, le récit est une plongée anamnestique dans ce que ces paroles lui ont renvoyé de trop violent, de trop aimant, de tyrannique toujours et qui l'ont empêchée de s'émanciper. "Fuir [. . .] Ne plus être exposée à la tyrannie des mâles" (88) au point de désirer en mourir, mais de préférer écrire, et créer encore et toujours. Elle propose dans ce très beau texte la reconstruction d'une femme par elle-même, une reprise de soi à l'écoute de "la femme qui [lui] parle" (77). Placé sous le signe de Camus et de L'Homme révolté, le texte veut briser les carcans, et accomplir enfin pour soi la mission que l'auteure assignait à ses personnages de femmes sans jamais...

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